7. 1. 1. Le retour aux sources

Cependant, le programme humaniste est aussi et avant tout une critique de la scolastique, dont il attaque les pratiques théologiques, déjà fort ébranlées depuis la crise traversée au 14e siècle. Il avance que seule la connaissance des langues anciennes permet de retrouver la parole de Dieu dans son intégrité. Dès lors, la théologie étant liée à l’herméneutique scolastique, c’est la théorie religieuse elle-même qui est remise en question. Ce désir de retour aux sources est en contradiction avec l’idée de religion simple et de contact direct avec les textes prôné par les hérésies dans la mesure où il intellectualise la religion. Cependant, il prépare la Réforme, en ce qu’il remet en question la pratique théologique et scolastique, et qu’il propose de court-circuiter la médiation cléricale.

Dès la fin du 15e siècle se forment des groupes d’humanistes autour de John Colet et Thomas More. Oxford devient un centre de réflexion sur l’Écriture, centre qui préconise le retour au texte, mais aussi la simplification de l’observance, dans la lignée de la pensée de John Wyclif. La philologie, qui permet un retour à la Bible, sera l’instrument du renouveau de la religion, les pratiques d’un clergé inculte ayant contribué à transformer la lecture de la Vulgate en un formalisme stérile. Les hommes de cette fin de 15e siècle refusent un texte soumis à la doctrine : dès le milieu du siècle, Lorenzo Valla associe étroitement religion et culture des lettres, et met à jour les erreurs de traduction dans les textes sacrés ainsi que l’inadéquation de la Vulgate à la parole divine. Mais le philologue italien refuse l’impasse d’une langue élitiste qui fait des modèles linguistiques des hommes du siècle précédent. Il est nécessaire, si l’on veut atteindre une bonne intelligence des textes, de se soumettre à l’étude de la langue, et, pour adopter une terminologie labovienne, remplacer la linguistique régulière par une linguistique séculière (cf. Daniel Baggioni (1997 : 43))198.

Car la religion chrétienne est dépendante de cette langue qui fit sa force. Par sa technique d’interprétation des textes et par l’inflexion qu’elle avait donnée à la langue, l’herméneutique nominaliste avait intimement lié cette dernière à la doctrine à laquelle elle servait de médium. Si bien qu’un simple retour aux sources du latin, une simple remise en question de l’herméneutique pratiquée jusqu’alors, fait basculer l’édifice catholique.

En réclamant des règles d’interprétation communes aux textes sacrés et profanes, et en rejetant les présupposés théologiques, la Réforme est également le fruit de cette évolution de l’herméneutique :

‘dans la mesure où les langues sacrées de l’humanisme sont aussi des langues sacrées du christianisme, toute attitude épistémologique nouvelle à l’égard des livres antiques aura tendance à revendiquer aussi les écritures saintes pour les soumettre à une nouvelle lecture. Une communication inévitable lie le mouvement humaniste à celui de la Préréforme et de la Réforme (Gusdorf, 1969 T. II : 293).’

Sur ce point, elle converge avec l’humanisme chrétien de Lorenzo Valla, qui, à la lumière de ses lectures d’Occam, avait rejeté les modistes. Le Servo arbitrio de Luther est d’ailleurs un hommage aux travaux de son prédécesseur italien. Mais, alors que Lorenzo Valla ne doute pas que les textes vont triompher de cette épreuve – il ne corrige pas l’Écriture, mais sa traduction – et que seule la scolastique est à remettre en cause199, les intellectuels réformistes, ont, nous l’avons signalé, cette certitude que la réponse au malaise de la chrétienté est à chercher dans la pureté d’une religion sans médiation, la sacralité des Écritures les préservant de tout mensonge, de toute incompréhension. La transmission directe des dogmes étant le meilleur moyen de rapprocher le fidèle de la Parole de Dieu, il faut prêcher en langue vulgaire et traduire les textes religieux. Dès 1517, Luther diffusera auprès de la masse les idées de promotion des laïcs, de contact direct avec les Écritures, de simplicité dogmatique et liturgique200. On perçoit, dans sa Lettre sur la traduction (1530), le fossé qui le sépare des humanistes. Dans le but de gagner le public le plus vaste possible, il utilise une langue accessible à tous comme base de référence à sa traduction de la Bible :

‘Man muß nicht die buchstaben inn der lateinischen sprache fragen, wie man soll deutsche reden, wie diese esel tun, sondern man muß die mutter im Hause, die Kinder auff der Gassen, den gemeinen man auff dem Marckt drumb fragen und den selbigen auff das maul sehen, wie sie reden, und danach dolmetschen ; da verstehen sie es denn und merken, daß man deutsch mit in redet (Luther, Sendbrief vom Dolmestchen, 1530 ; in Deshusses, 1991 : 43)201.’

Son texte est émaillé de lexies populaires de Moyenne et Basse Allemagne, d’expressions pittoresques et d’archaïsmes. En Angleterre, le but de William Tyndale (à savoir que, désormais, « ‘le jeune garçon qui pousse la charrue connaîtrait l’Écriture mieux que le pape ’») guide également ses choix linguistiques.

Notes
198.

C’est-à-dire descriptive plutôt que formelle. Mais l’approche théologique de Valla ne se limite pas à la seule philologie, il prône également un retour à une religion plus authentique.

199.

La position d’Érasme à l’égard du style scolastique est éloquente :

C’est à qui emploiera le langage le plus barbare et le plus grossier ; c’est à qui balbutiera au point de n’être entendu que par un bègue. Ils se disent profonds quand le public ne peut les suivre ; ils jugent même indigne des Lettres sacrées de plier leur style aux lois des grammairiens. Ce serait l’étrange prérogative des théologiens d’être seuls à parler incorrectement, s’ils ne la partageaient avec une foule de gens du peuple (Érasme, L’éloge de la folie, LIII ; 1506-1509 : 68).

200.

Mais la lecture directe ne signifient pas la même chose chez Luther et chez les Humanistes. Pour les Humanistes, elle signifie qu’il faut lire les textes dans leur langue originelle, alors que pour Luther, elle implique un accès direct aux textes par la masse des fidèles. Ainsi, si le premier mouvement réformiste, composé d’intellectuels, se confond avec l’humanisme chrétien, des divergences interviendront rapidement : alors que l’humanisme croit en la bonté de l’Homme, de ses possibilités de salut par ses actes positifs, Luther pense que seule la Foi peut le sauver, tant il a une inclination au péché. À partir de 1524, la rupture avec l’humanisme chrétien est consommée : l’échange entre Érasme et Luther, qui répond au De libero arbitrio de l’humaniste hollandais par un De servo arbitrio, illustre pleinement les divergences entre les deux parties.

201.

buchstaben : littéral ; ici, ceux qui suivent le latin à la lettre.

Ce n’est pas en interrogeant le latin comme le font tous les ânes qu’on saura quel allemand il faut parler ; il faut plutôt demander à la mère à la maison, aux enfants dans la rue, à l’homme du peuple sur le marché (comment on parle allemand), voir comment ils parlent eux, et traduire en conséquence (Luther, Sendbrief vom Dolmestchen, 1530 ; cité in Deshusses, 1991 : 43).