7. 1. 2. La traduction

Afin de contourner la médiation de la cléricature, qui, de toute façon, ne maîtrise pas les textes, la solution que propose la Réforme est un dialogue direct avec Dieu fondé sur la lecture de la Bible. Pour mener à bien cette programmatique, Luther entreprend, à partir des textes originaux grecs et hébreux, la traduction de la Bible dans une langue compréhensible par le plus grand nombre possible d’allemands. La complexité de la tâche entreprise est un prétexte de plus pour railler l’inculture du clergé :

‘Wenn ich, D. Luther, mich hette mügen des versehen, das die Papisten alle auff einen hauffen so geschickt weren, das si ein Capitel yn der schrifft kündten recht und wol verteutschen, So wolt ich furwar mich der demut haben finden lassen (...) und sie umb hilff und beystand gebeten, das Newe Testament zuverteutschen. Aber die weil ich gewüst und noch vor augen sihe (...), das yhr keiner recht weiß, wie man dolmetschen odder teutsch reden sol, hab ich sie und mich solcher mühe uberhaben (...) (Luther, Sendbrief vom Dolmetschen, 1530 ; in Eggers, 1969 : 223)202.’

Luther n’est pas le premier à entreprendre un tel projet. Nous avons cité la tentative de John Wyclif en 1384 (dont les idées n’auront de fait que peu d’impact sur le moine allemand), mais il existe également une version italienne (1471), hollandaise (1477), castillane (1485), et française (1487). Entre 1466 et 1522, vingt traductions de la Bible sont imprimées en France, et Robert Fossier (1983 b : 483), à qui nous avons emprunté ces chiffres, signale qu’un tiers des 25000 Bibles en circulation en 1515 est en allemand (le peuple allemand compte alors 50 millions de personnes). En effet, quatorze traductions partielles en haut allemand et trois en bas allemand avaient vu le jour lorsque paraît en 1466 la première version complète de la Bible. Mais ces traductions partielles sont inspirées de la Vulgate. La nouveauté de l’oeuvre de Luther est, nous l’avons signalé, de recourir aux textes originaux. Lorsque la première édition du Nouveau Testament paraît en 1522, le succès est immense. Quelques années plus tard, dans sa Lettre sur la traduction (1530), il ne manque pas de souligner à plusieurs reprises la difficulté et l’ampleur de la tâche (il achève sa traduction intégrale en 1534). Cette version sert de modèle à William Tyndale, qui, nous l’avons signalé, traduit le Nouveau Testament (1525), mais aussi le Pentateuque (1530), le Livre de Jonas (1531) et à Miles Coverdale qui traduit intégralement la Bible en 1535. Dans les autres pays d’Europe, Hans Tausen transpose le Pentateuque en danois, le Nouveau Testament passe en suédois grâce aux travaux d’Olaus Petri (1526), Olivetan reprend le travail de Lefèvre d’Étaples (1521) et publie en 1535 la première Bible en langue vulgaire qui servira de base à toutes les traductions françaises, y compris modernes.

Face à l’ampleur du mouvement, Rome réagit et interdit la lecture de la Bible en langue vulgaire par les simples fidèles – compensant cette interdiction par une large diffusion d’ouvrages de dévotion – puis entame une réforme de ses structures en éliminant les abus les plus criants à l’origine du mouvement protestant. Cette volonté de réforme se matérialise par la création de la Compagnie de Jésus (vers 1540), puis par le Concile de Trente, réuni à partir de 1545, et ceci jusqu’en 1563. Le Concile se soldera par la réaffirmation de l’importance de la Tradition et de la Bible, de la sacralité du clergé, et surtout du caractère liturgique du latin. La création de séminaires destinés à la formation des prêtres, et auxquels les académies calvinistes suisses ou françaises (Genève, Lausanne, Die, Montauban, Saumur, etc.) servent de modèles est également préconisée.

Cependant, le Concile de Trente n’enraye ni la Réforme, ni la vague de traduction de la Bible. La version autorisée de la Bible (1611) et un livre de prière à l’usage des masses (1549) assoient les positions et le prestige de l’anglais ; la Bible passe en finnois sous la plume de Mikael Agricola en 1548.

Rome perd son emprise sur toute une partie de la chrétienté au profit du pouvoir temporel qui voit sa puissance ainsi renforcée. L’alliance avec le réformisme n’est certes pas la réalité de tous les États européens, et bien que beaucoup restent fidèles à Rome, c’est toute l’Europe du Nord qui échappe ainsi au contrôle de la Papauté pour entrer dans le giron des monarques203.

Ce nouvel état de fait n’est pas sans influence sur la langue. Celle-ci voit l’entrée d’une masse de termes nouveaux destinés à transcrire les réalités bibliques dans la langue.

En français, le verbe traduire, emprunté à l’italien tradurre ou au latin traducere apparaît en 1527. Il entre en concurrence, puis remplace alors le moyen français translater (vers 1120), emprunté au bas latin translatare (latin médiéval selon SOED) qui prendra le sens de « traduire » en 1140, qu’il conservera jusqu’au moyen français (14e et 15e siècles). Le changement de signifiant résulte de la volonté de lutter contre la polysémie qui se manifestait dans translater (translater « transporter », « aliéner », « transcrire » et « traduire ») comme il indique une modification dans la perception de la traduction. Le changement de signifiant indique le changement de position envers la traduction : traduire est issu de traducere, de trans- (« à travers ») et ducere (« conduire »), alors que translater est issu, par l’intermédiaire de l’anglais, de translatere, de trans- et latere (« transporter »). Le trait commun /déplacement/ ne doit pas cacher le trait /monstration/ de traduire (le sens judiciaire du verbe traduire apparaît en français en 1480 dans l’expression traduire en justice) qui s’oppose au trait /préhension/ de translater. À une vision de la traduction orientée vers la langue, i.e. une transposition d’une langue dans une autre, succède une perception orientée vers le sens, où l’acte de traduction est perçu comme un accompagnement de celui-ci afin de lui permettre de franchir les frontières linguistiques. L’anglais, qui connaît un phénomène similaire, à savoir l’introduction du verbe to traduce (en 1533), ne retiendra cependant que le verbe to translate (emprunté au latin translatus ; emprunt renforcé par l’existence du français), phénomène qui s’explique par le fait que verbe a accepté le sens de « paraphraser » en moyen anglais. L’allemand oversetten (actuellement übersetzen), calque sémantique de traducere apparaît au 15e siècle, tout comme le verbe verdeutschen.

La Réforme et l’offensive humaniste contre la scolastique remettent fortement en question les bases de l’Université, domaine privé de l’Église. Profitant de cette crise, l’État tente d’accroître son ascendant sur ce qui constitue une des assises du pouvoir du religieux204.

Notes
202.

Si moi, D. Luther, j’avais pu m’attendre à ce que les Papistes tous ensemble fussent assez habiles pour pouvoir traduire correctement un chapitre de l’Écriture, j’aurais vraiment fait preuve d’humilité et leur aurais demandé aide et soutien pour traduire en allemand le Nouveau Testament. Mais comme j’ai su et vois encore aujourd’hui qu’aucun d’entre vous ne sait bien comment traduire ou parler allemand, je leur en ai et me suis épargné cette peine (Traduction personnelle).

203.

À partir de 1560, en anglais, l’adjectif latin désigne les partisans du Pape, qui utilisent le latin dans les rites.

204.

D’autre part, la résurgence des études grecques et hébraïques au 15e siècle déplace le centre de gravité de la culture : l’Université, si elle ne veut pas se scléroser, doit s’ouvrir. Le Journal d’un bourgeois de Paris (1446) illustre la polyvalence du cursus universitaire, où l’étude des langues anciennes occupe une place majeure :

En icelui an vint un jeune homme qui n’avait que vingt ans..., maître en arts, en médecine, docteur en décret et en théologie qui a disputé devant nous au collège de Navarre, où nous étions plus de cinquante parfaits clercs, et plus de trois mille autres, et a répondu parfaitement à toutes nos questions... ; il parle latin, grec, hébreu, caldaïque, arabique et d’autres langues... ; il sait toutes les sciences, et les a toutes bien apprises par coeur... (Journal d’un bourgeois de Paris ; cité par Fossier, 1970 : 300).