7. 1. 3. Une autonomisation des textes et de la pensée

La pluridisciplinarité, pourtant en accord avec l’esprit de cette fin du 15e siècle est peu à peu abandonnée. La triade lectio, disputatio, quaestio, pourtant inadaptée, est maintenue, entraînant la réputation de sclérose de l’Université. Seuls les maîtres de droit et les facultés d’art (i.e. les matières autres que la théologie, la logique, le droit) s’ouvrent aux aspirations de ce nouveau public et aux courants de pensée modernes : Bologne et Padoue enseignent les humanités205, Pise prodigue un enseignement de poésie latine, Paris détient un maître de grammaire en la personne de Lefèvre d’Étaples, et, en celle de Robert Gaguin, un maître de droit canon. Les collèges ou universités nouvelles permettent d’aborder la connaissance sous un angle plus large que celui de la scolastique. Ces lieux de savoir qui exemptent les étudiants de la voie obligée du latin et qui favorisent l’intervention du politique, dont ils sont le fruit, se multiplient, entraînant le déclin de leurs concurrentes qui demeurent souvent fidèles à l’enseignement traditionnel. Dans ces centres de formation, l’étude de la rhétorique supplante celle de la logique, la médecine se propage au détriment de la théologie, la lecture des auteurs anciens et l’apprentissage du grec remplacent l’étude de la méthode scolastique.

Les prémices de l’empirisme, l’anti-intellectualisme et le nouvel intérêt pour l’observation du concret apportent également une rigueur nouvelle à la philologie. Celle-ci n’est plus soumise aux raisonnements abstraits de la pratique scolastique, vivement critiquée par les intellectuels du 15e siècle, et notamment par Lorenzo Valla :

‘L’herméneutique du Moyen Âge, à bout de ressources se trouve supplantée par la philologie alexandrine, affirmée lors des temps glorieux du Musée. Les auteurs antiques n’avaient pas été complètement oubliés ; ils subsistaient encore pour une part tout au long du millénaire chrétien, mais dans une position subalterne, leur lecture obéissant aux mêmes normes d’interprétation que celle des Saintes Écritures. Leur survivance était conditionnée par l’allégeance obligatoire aux présupposés chrétiens, en dehors desquels ne subsistait aucune réserve d’affirmation indépendante. Cette récupération entraînait une dénaturation des textes, ralliés de force à des valeurs qui leur étaient étrangères. Le totalitarisme chrétien imposait le monothéisme culturel (Gusdorf, 1988 : 91).’

Dès le 14e siècle, les premiers humanistes découvrent qu’à l’origine de la pensée arabe, il y a l’Antiquité grecque, et dans une moindre mesure, latine, à laquelle ils désirent accéder sans l’intermédiaire des traductions, source d’erreurs (cf. supra, 1ère partie, 4. 2.). Comme nous l’avons signalé, cette volonté induira l’élargissement du corpus des textes de référence, notamment en grammaire, ce qui ne manquera pas d’avoir une influence sur la discipline. La pensée du 16e siècle sera dominée par l’étude, tant sur le plan grammatical que pédagogique ou philologique, d’un langage devenu l’instrument privilégié de la connaissance.

Enfin, la pensée philosophique de la Renaissance marque son éloignement progressif de la pensée de Platon : Francisco Sanchez el Escéptico détruit la croyance en l’indissociabilité des mots et des choses. Cette démarche est loin d’être anecdotique dans le climat intellectuel du siècle : elle signifie que la traduction est possible, y compris pour des textes dont la sacralité avait interdit toute transposition. En 1542, dans le Dialogo delle Lingue, Sperone Speroni s’interroge sur les rapports entre le latin et la langue vulgaire, avance l’égalité des langues, prouvant ainsi que non seulement le grec philosophique peut être traduit, mais également qu’il le doit. Les universités n’auront plus le monopole des textes fondateurs de la pensée, et c’est toute la vision de l’enseignement et de la construction conceptuelle qui est remise en question par cette nouvelle approche.

La pensée s’affranchit peu à peu de la tradition, des textes. Ceux-ci s’autonomiseront de leur mode d’interprétation traditionnel, et même si elle pèse toujours sur la culture savante, l’Université doit affronter une nouvelle atteinte à son statut monopolistique : l’invention de l’imprimerie.

La disputatio avait érigé un mode de pensée essentiellement dialogique. Les corpus anciens, souvent lacunaires, et les premiers livres, inégaux dans leur copie et leur traduction, supposaient une part importante de la mémoire et une participation active du lecteur dans une relation marquée par le formalisme de la pratique universitaire. Les historiens s’accordent à souligner que la pensée médiévale doit sa forme tant à ses conditions de réalisation qu’au corpus des textes de référence. Mais la fin du 15e siècle, le succès rapide de l’imprimerie permet d’augmenter le lectorat, et surtout, autorise un accès direct aux oeuvres antiques, sans passer par la médiation des docteurs206.

En effet, si, dans une première période (1450-1500), les textes imprimés sont surtout des ouvrages religieux, à partir du 16e siècle, leur succèdent des textes anciens en langue originale, des traductions latines, des textes en langue vulgaire, des manuels, grammaires et dictionnaires, des livres scientifiques et les écrits des humanistes.

L’imprimerie engendre l’apparition d’une nouvelle classe de lecteurs, désireuse de prendre connaissance des ouvrages anciens, mais ignorante des langues classiques. Cette innovation relaye et soutient l’action à vocation vulgarisatrice de la Réforme, qui désire également rompre avec la langue de Rome en réclamant un accès direct aux textes, accès qui rendra caduque la médiation des intellectuels.

Les Cronica van der hilligen Stadt von Cölle, imprimées par Johann Koelhoff (1499) indiquent quel est le retentissement de l’invention :

‘Van der boichdruckerkunst...item dese hoichwirdige kunst vur (...) is vonden (...) allereirst in Duitschlant zo Mentz am Rine, ind dat is der duitscher nacion ein groisse eirlicheit (...), dat sulche sinriche minschen sin dae zo vinden. ind dat is geschiet bi den jairen uns heren anno dni 1440, ind van den zit an bis men schreve 50 (...) wart undersoicht (...) die kunst ind wat dairzo gehoirt, ind in den jairen uns heren do men schreif 1450, do was ein gulen jair : do began men zo drucken ind was dat eirste boich, dat men druckde, die bibel zo latin ind wart gedruckt mit einre grover (...) shrift, as is die schrift, dae men nu misseboicher (...) mit druckt. item wiewail (...) die kust is vonden zo Mentz, als vurß, up die wise als dan nu gemeinlich gebruicht wirt, so is doch die eirste vurbildung (...) vonden in Hollant...mer (...) der eirste vinder der druckerie (...) is gewest ein burger zo Mentz ind was geboren van Straichburch ind hiesch jonker Johan Gudenburch. item van Metz is die vurß kunst komen alre eirst zo Coellen, dairnae (...) zo Straisburch ind dairnae zo Venedige. Dat beginne ind vortgank der vurß kunst hat mir muntlich verzelt der eirsame man meister Ulrich Zell van Hanauwe, boichdrucker zo Coellennoch zer zit (...) anno 1499, durch den die kunst vurß is zo Coellen komen (Cronica van der hilligen Stadt von Cölle, imprimées par Johann Koelhoff (1499) ; in Eggers, 1969 : 219-220)207.’

Ce texte démontre la vitalité du terme imprimerie, qui, paru au 15e siècle, à partir du verbe drücken « presser », est l’occasion du développement de nombreux dérivés : druckerie « imprimerie, lieu où l’on imprime » (15e siècle) ; boichdrucker : « imprimeur (de livres) ». Appréhendée comme un art (boichdruckerkunst), la révolution engendrée par l’imprimerie offre l’occasion de décliner la thématique patriotique (dat is der duitscher nacion ein groisse eirlicheit « un grand honneur pour la nation allemande »).

Il est intéressant de noter que les mystiques utilisent le substantif Eindrück « impression », alors que Luther donnera son sens moderne à ausdrücken « exprimer, énoncer » dans l’expression mit ausgredrückten Worten, calque du latin expressis verbis. Dès lors, la synecdoque de la partie (le procédé de presse) pour le tout (la technique de l’imprimerie) ne semble pas être la seule motivation au terme. Comme le langage, qui sert de médiateur entre la divinité et l’homme, est une empreinte de Dieu, les caractères typographiques laissent une marque permettant le surgissement des idées hors de l’intellect, sur le papier.

Outre les textes sacrés évoqués précédemment (44 % de la production), ce sont toute une série d’ouvrages à caractère érudit qui sont traduits. On assiste ainsi à l’essor de la traduction scientifique (10 % des impressions), comme le signale l’apparition des premiers dictionnaires techniques plurilingues (cf. Daniel Baggioni (1997 : 112)). Citons, entre autres, le Seminarium et plantarium fructiferarum de Charles Estienne en 1540, le Catalogus plantarum (lat. graec, germ., gallicum) de Conrad Gessner en 1542, le De aquatilibus de Pierre Belon (vocabulaire zoologique grec, latin, français) en 1553, le Lexicon rei herbariae trilingue (latin, français, allemand) (cf. Bernard Quemada, (1967 : 568)). Herbiers et traités de zoologie se multiplient grâce au travail de Christophe Plantin ; les textes en latin contemporain sont également transposés en langue locale, qu’ils soient ou non étrangers.

La production imprimée est majoritairement latine (70 % de la fabrication des imprimés), 7 % en italien, 5 à 6 % en allemand, 4 à 5 % en français, et un peu plus de 1 % en flamand (chiffres empruntés à L. Febvre et H. J. Martin, L’apparition du livre, 1971 ; cités par Baggioni, 1997 : 112).

La mutation des universités est liée au rejet de la scolastique, discipline attachée à l’Église, à une pratique orale, et à une langue. Fruit de la transformation de l’espace chrétien, transformation dans laquelle les intellectuels jouent un rôle important, cette mutation résulte de trois types de facteurs, ou de groupes d’influence :

Notes
205.

En 1465, Bologne possède cinq chaires de grec.

206.

L’avènement de la culture de l’écrit porte un rude coup au statut des docteurs. Les difficultés rencontrées par Guillaume Fichet pour faire installer une presse à imprimer au collège de Sorbon à Paris montrent bien que les docteurs y voient une concurrence dangereuse. Et il y a de quoi : en 1470, Rome et Venise sont les seules villes italiennes à posséder une presse à imprimer ; en 1500, l’Italie en compte 73, dont la plupart est uniquement consacrée à l’impression des ouvrages classiques (cf. Robert Mandrou (1973 : 23-24)).

207.

De l’art de l’imprimerie, donc, cet art précieux que nous venons de citer, a été trouvé pour la première fois en Allemagne à Mayence sur le Rhin, et c’est pour la nation allemande un grand honneur qu’il s’y trouvât des gens aussi intelligents et cela s’est passé dans les années 1440 et à partir de ce moment là jusqu’à ce qu’on « écrive », cet art a été développé ainsi que tout ce qui lui appartient, et, jusqu’en 1450 qui fut une année d’or : on commença à imprimer et le premier livre qu’on imprima fut la Bible en latin qui fut imprimée en caractères grossiers et c’est l’écriture qu’on utilise aujourd’hui pour les livres de messe.

Bien que, comme nous l’avons dit, cet art ait été inventé à Mayence, de la façon qui nous est courante aujourd’hui la première page imprimée a été effectuée en Hollande ; mais le premier inventeur de l’imprimerie (avec des caractères mobiles) fut un habitant de Mayence, né à Strasbourg et qui s’appelait Johan Gudenburch. C’est donc de Mayence que l’art précité est parvenu à Cologne, puis à Strasbourg et à Venise. Ainsi commence et se poursuit cet art, c’est ce que m’a raconté oralement maître Ulrich Zell de Hanauwe, imprimeur à Cologne aujourd’hui encore en l’an 1499 et grâce à qui cet art est arrivé à Cologne (traduction personnelle).