7. 1. 4. La propagation des langues communes

Le caractère politique des hérésies n’est pas non plus étranger au discours réformiste. Pour Luther, qui reprend la théorie de l’obéissance passive, le culte réformé doit être institutionnalisé, et placé sous la dépendance du pouvoir temporel. Comme tout chrétien, le roi est prêtre à sa naissance, il n’est donc pas concevable qu’il y ait une hiérarchie ecclésiastique distincte. Le prince détenant une fonction spirituelle, il est affranchi de toute autorité religieuse extérieure. Il est donc le plus qualifié pour guider la Réforme et la soustraire à l’ingérence de la papauté : toutes les instances de la nation doivent être au service du Glaive, de nature divine, puisque établi par le Créateur. Vicaire de Dieu, dont il reçoit son autorité, le souverain est le ministre de la justice divine à qui les fidèles ont donc le devoir de se soumettre et d’obéir. Calcin, qui poursuivra la réflexion de son prédécesseur allemand, remet entre les mains de la société civile la charge d’administrer la religion, d’empêcher que celle-ci soit violée, souillée par la licence. Sur le plan linguistique, cette position se traduit par une nationalisation de la langue liturgique, nationalisation qui permet d’affirmer son indépendance par rapport à Rome comme de symboliser la gestion des affaires religieuses par l’appareil étatique208. Le choix que fait Luther d’utiliser la langue de la chancellerie du prince électeur de Saxe, langue qui était la sienne, symbolise en quelque sorte cette alliance (cf. supra, 6.1.1.). D’Allemagne, le mouvement gagne l’Angleterre, où les choix linguistiques de Tyndale illustrent parfaitement les positions réformistes. Inspirée du texte grec, de la Vulgate, d’Érasme et de Luther, sa traduction de la Bible (1525) symbolise les trois axes de la Réforme :

D’autre part, la traduction de la Bible favorise la stabilisation et la diffusion des langues stato-nationales. En effet, contrairement au mythe mis en place au 19e siècle, il n’existe pas de langue spontanée, issue d’un dialecte qui se serait diffusé en raison de facteurs économiques, politiques ou culturels. Les réformistes comme les contre-réformistes ne contribuent qu’à la fixation de koinè dont les origines sont avant tout littéraires, commerciales ou administratives. Cette diffusion est assurée par un programme d’alphabétisation auquel le texte biblique sert de support (cf. Daniel Baggioni (1997 : 103)). C’est ainsi que Luther donne une impulsion décisive à la langue de la chancellerie de la Marche de Meissen. L’action de la Contre-Réforme, qui tente de répondre en instaurant une variété plus méridionale d’allemand comme médium liturgique, ne fera que renforcer les positions du moine saxon. En effet, cette tentative se soldant par un échec, la Contre-Réforme se verra obligée d’utiliser la langue de ses adversaires, ce qui ne manque pas de faire triompher Luther :

‘Das merckt man aber wol, das sie aus meinem dolmetschen und teutsch lernen teutsch reden und schreiben, und stelen mir also meine sprache, davon sie zuvor wenig gewist, dancken mir aber nicht dafur, sondern brauchen sie viel lieber wider mich. Aber ich gan (...) es jn wol, des es thut mir doch sanfft, das ich auch meine undanckbare jünger, dazu meine feinde reden gelert habe (Luther, Sendbrief vom Dolmetschen, 1530 ; Eggers, 1969 : 223)211.’

L’adoption du culte par les souverains concourt à la consolidation des structures étatiques dans la mesure où ils deviennent les chefs d’une Église désormais nationale. Cette conjonction de l’Église et de l’État, l’identité des croyances royales et populaires et la lutte contre un ennemi commun renforcent la construction d’une unité nationale par différenciation, que l’adoption d’une langue liturgique et administrative commune ne peut que favoriser.

En réaction, l’Église tente de restructurer son espace grâce à une série de mesures visant à endiguer le mouvement réformiste. Pour répondre aux aspirations de ses fidèles, elle met en place un nouvel encadrement des masses populaires : le clergé est repris en main et le bas clergé, mieux formé, devient un médiateur entre le peuple et les élites, un véritable directeur de conscience. Ainsi, la Contre-Réforme apporte ainsi également sa pierre à l’édifice des langues stato-nationales. Cependant, les méthodes diffèrent : au programme d’alphabétisation permettant la lecture directe des dogmes mis en place par la Réforme, s’oppose la médiation, et donc le contrôle, des clercs de la Contre-Réforme (cf. Daniel Baggioni (1997 : 108-111)).

La refonte de l’appareil religieux s’accompagne d’une série de remises en questions à l’issue desquelles les églises se nationalisent, Rome instaurant de nouveaux rapports avec les souverains212. Bien que cette analyse s’avère également valide, à l’étatisation religieuse près, pour les pays catholiques, le danger de voir le pouvoir leur échapper au profit de Rome conduit les dirigeants à maintenir la lutte pour le contrôle des masses, freinant ainsi l’émergence du sentiment d’appartenance nationale.

Notes
208.

Il est intéressant de constater qu’à partir de 1560, l’adjectif latin désigne dans la langue anglaise la branche de l’Église utilisant le latin dans ses rites et ses écrits.

209.

N’oublions pas que la Pâque des Hébreux commémore la délivrance du peuple d’Israël de la tutelle égyptienne – des sept plaies, c’est la mort des premiers-nés qui fait plier Pharaon ; or, lorsqu’il frappe les premiers-nés de l’Égypte, Dieu « passe au-dessus » de la maison des enfants d’Israël.

210.

Il convient de préciser que la hiérarchie ecclésiastique est composée d’envahisseurs normands. Ce fait est vérifiable linguistiquement, ces derniers ayant apporté sur l’île tout un lexique religieux : abbey, anoint, cardinal, clergy, cloister, communion, confession, convent, damnation, friar, immortality, incense, mitre, parson, penitence, preach, sacrament, vicar.

211.

En revanche on voit bien qu’à partir de ma traduction et de mon allemand ils apprennent à parler et écrire l’allemand et me volent ma langue, dont ils savaient si peu auparavant, sans me remercier, mais en l’utilisant plutôt contre moi. Grand bien leur fasse, car il m’est doux de savoir que j’ai appris à parler non seulement à mes disciples ingrats, mais aussi à mes ennemis (traduction personnelle).

212.

Cette reprise en main de la catholicité explique, entre autres, la scission entre humanistes chrétiens et réformés.