7. 2. 1. Une réaction géographique : le protectionnisme lexical

* En Angleterre, la réaction au gallicanisme linguistique passe aussi par la régulation du lexique. Shakespeare ou Ben Jonson se moquaient déjà des pédants qui affectaient d’utiliser des tournures latines et françaises. À partir de 1675, on assiste à une réaction protectionniste et un renouveau de l’esprit national. Au siècle suivant, en utilisant les ressources des techniques lexicographiques propres aux dictionnaires normatifs, Samuel Johnson s’opposera aux gallicismes et aux latinismes.

Dans la préface de son dictionnaire, il signale :

‘The words which our authours have introduced by their knowledge of foreign languages, or ignorance of their own, by vanity or wantonness, by compliance with fashion, or lust of innovation, I have registred as they occurred, though commonly only to censure them, and warn others against the folly of naturalizing useless foreigners to the injury of the natives (Johnson, A Dictionary of the English Language, « Preface to the dictionary », 1755 ; mc Adam & Milne, 1963 : 10).’

Ce programme est appliqué dans les articles du dictionnaire :

  • ruse est rejeté comme étant « a french word neither elegant nor necessary », to transpire du verbe transpirer, employé dans les sens de « venir au jour, finir par être connu », est jugé inutile (« a sense lately innovated from France, without necessity »),

  • lorsque les mots sont acceptés sans restriction, comme chagrin, fatigue, grimace, incontestable, c’est parce qu’ils sont aisément adoptés par le génie de la langue (« readily adopted by the genius of our tongue »), naturalisés (« incorporate easily with our native idioms ») comme l’adjectif sublime (« a Gallicism, but now naturalized »)215, ou encore parce qu’il existe un trou lexical (« only such as may supply real defiencies »),

  • lorsque se présentent des hésitations étymologiques, il porte son choix sur le saxon ou l’allemand plutôt que sur les langues romanes (« Skinner imagines that this whole family of words may be deduced from the Latin veho. I do not love Latin originals », article « ferry »),

  • le choix du corpus porte sur des mots tirés des auteurs antérieurs à la Restauration :

‘I have studiously endeavoured to collect examples and authorities from the writers before the restoration, whose works I regard as the wells of English undefiled, and the pure source of genuine diction (Johnson, A Dictionary of the English Language, « Preface to the dictionary », 1755 ; mc Adam & Milne, 1963 : 18).’

À noter également les mouvements puristes suédois et danois qui cherchent à faire revivre les mots obsolètes et à évincer les emprunts, notamment au français et à l’allemand.

* En Allemagne, Luther trouve des dignes héritiers dans le mouvement puriste du 17e siècle. Comme lui, ils veulent doter la langue d’un lexique particulièrement propre à transcrire les finesses sémantiques, créer une langue subtile et littéraire ; ils utilisent sa langue, mais aussi celle de la chancellerie impériale, de la Diète et du Tribunal d’Empire. Ces puristes, dont les exagérations ont parfois choqué, sont presque tous protestants et appuient leur argumentation sur la pureté de la langue d’un pays indemne de toute invasion.

C’est en 1617 que le prince d’Anhalt-Köthen fonde la Fruchtbringende Gesellschaft, qui aura pour tâche de réguler la langue, le vocabulaire et de fixer la norme de l’usage, sur le modèle de l’Accademia della Crusca . C’est la première Sprachgesllschaft (société de langue, i. e. de puristes) allemande, et de nombreuses autres vont suivre, à Strasbourg, Hambourg, Nuremberg. Fondées par des nobles, elles sont composées de grammairiens, stylisticiens et théoriciens, et ont pour objet essentiel de lutter contre les emprunts et l’entichement de la langue française qui sévit alors, remplaçant le latin, et même l’allemand, dans les sciences et la philosophie. En effet, l’invasion lexicale française, liée au prestige de la cour de Louis XIV, provoque une réaction contre la langue française, qui se voit rejetée au même titre que son équivalent latin216. Les membres de ces Sprachgesllschaften créent donc des mots pour lutter contre l’invasion française, créations qui forment des doublets avec les emprunts français et latins :

  • Sprachlehre/Gramatik, Zeitwort/Verbum, Strichpunkt/Semicolon, Briefwechsel/Correspondance, Irrgarten/Labyrinth, Mundart/Dialekt, Gewissensfreiheit/Liberté de conscience, Verfasser/Autor. (exemples empruntés à Franziska Raynaud (1982 : 105))

Débute alors une vague de purisme qui perdurera jusqu’à la fin du siècle suivant. Les grammairiens tâchent de normaliser la langue, de développer son vocabulaire, de rationaliser sa morphologie et son orthographe afin de la rendre apte à transcrire élégamment tous types de réalités. Cependant, les effets de ces sociétés de lettrés sont sans lendemain : groupements élitistes, ils n’auront que peu d’influence sur la langue allemande et seul un petit nombre de leurs créations subsistent encore de nos jours (cf. Franziska Raynaud (1982 : 104-108)).

Parmi ces hommes qui ont contribué à l’édifice de la langue germanique, citons Martin Opitz, qui refuse tout emprunt à l’allemand dialectal et préconise la naturalisation par calque. Il traduit des oeuvres antiques, mais aussi françaises et italiennes, ce qui lui permet d’équiper la langue comme de prouver que l’allemand possède toutes les aptitudes à l’expression des idées, quelles qu’elles soient, au même titre que les langues anciennes et modernes (cf. H. Van Hoof (1991 : 218))217. La poétique d’Opitz ne trouvera de succession qu’un siècle plus tard, avec celle de Christoph Gottsched, qui, en admirateur de Boileau, veut réguler les débordements du baroque. En 1732, il crée les Critische Beyträge, revue consacrée à la traduction, dont le centre d’intérêt premier, avant le respect du texte original, est le style et la langue. Bien des querelles à ce sujet déchirent le siècle, mais contrairement aux français qui, au nom de la supériorité de leur langue sur les autres, pratiquent l’art de la belle infidèle, celui qui sera considéré comme un dictateur par ses contemporains vise avant tout la formation d’une langue uniforme. En 1748, il en fixe les fondements dans le Grundlegung einer Deutschen Sprachkunst et appelle de ses voeux la création d’une académie comparable à l’Académie Française. Mais ces hommes de lettres, influencés par la pensée française, n’utilisent pas le fonds lexical allemand.

Une autre tendance est représentée par des hommes pour qui la langue est fortement liée à la volonté de créer une nation allemande. Juristes, versés dans l’étude des rouages de l’État et philosophes, Samuel Pufendorf, Christian Thomasius, mais aussi Leibniz affirment la légitimité de l’allemand comme langue de culture. Au nom du principe de légitimité historique – la langue allemande, médium du droit germanique, existait avant l’incursion latine – Christian Thomasius décide, en 1687, de ne plus enseigner le droit en latin, mais en allemand. Affirmation de la langue allemande contre l’hégêmon latin ? Certes. Mais cette décision qui fait l’effet d’une bombe est surtout motivée par la volonté de permettre aux moins instruits – la bourgeoisie, dans les faits – d’accéder à la vie économique. Christian Thomasius prolonge cette pratique tant par une activité vulgarisatrice que par des publications en langue scripturaire. Sa leçon inaugurale, intitulée Welcher Gestalt man denen Franzosen in gemeinen Leben und Wandel nachahmen solle, est une violente diatribe contre l’imitation servile des Français218. Il semble donc que le fondateur de l’université de Halle (1694) associe le latin et le français dans sa lutte pour l’accession du plus grand nombre à la connaissance, lutte contre les pédants, latinophones et francophones qui hantent les cours princières. S’il n’a pas d’activité de linguiste à proprement parler, son action vulgarisatrice ne peut que passer par la voie de l’équipement de la langue allemande. Dès lors, comment ne pas évoquer Leibniz, qui fut l’élève de Jacob Thomasius219 ? L’auteur de La monadologie introduit Christian Wolff dans l’université prussienne, où, celui-ci, reprenant le flambeau de Christian Thomasius, enseigne la philosophie en allemand à partir de 1722. On connaît mieux les techniques d’équipement de la langue de celui qui est considéré comme le créateur de la terminologie philosophique allemande : s’il utilise le vocabulaire forgé par les mystiques et certains piétistes, il bâtit également son propre vocabulaire par extension de l’aire sémantique des mots allemands, par composition et par dérivation.

L’Aufklärung des premières années reprend cette idéologie : l’équipement de la langue allemande est le vecteur et l’outil de la traduction des textes étrangers, anciens et contemporains220, c’est-à-dire latin et français, comme de la création de textes dans la langue nationale, afin de permettre au peuple d’accéder aux connaissances réservées, jusqu’alors, aux savants. Le protectionnisme linguistique allemand, fortement influencé par le droit naturel et la religion réformée n’est pas seulement une lutte pour affirmer l’État à travers sa langue, c’est aussi une lutte contre les pédants et pour l’affirmation d’une classe bourgeoise.

Notes
215.

Car Samuel Johnson veut préserver les anglais d’être réduit à bafouiller un dialecte du français («  reduced to babble a dialect of France »).

216.

Il convient de souligner que jusqu’en 1681, le nombre des livres rédigés en allemand ne dépasse pas celui des productions en français ou en latin.

217.

D’autres s’attelleront à cette tâche, et notamment le poète Friedrich von Logau :

Les éditeurs montrent qu’il était complètement débarrassé de ce défaut d’amalgamer les langues, si profondément inscrit dans son époque. Tout ce qu’il pouvait exprimer avec un mot allemand, il renonçait à l’exprimer avec un mot latin ou français. Et c’est avec un certain bonheur qu’il est parvenu à traduire dans notre langue plusieurs termes techniques empruntés à d’autres langues ; par exemple : accentus par Beilaut, inventarium par Fundregistrer, profil par Durschnitt (et il utilise ce dernier mot non seulement pour désigner des constructions mais aussi le visage que le peintre a représenté de profil), anatomicus par Wiederzins (Lessing, Lettre sur la littérature moderne ; Quarante-quatrième lettre (Le 19 Juin 1759) De la langue de Logau ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 73).

218.

C’est à ce titre qu’il propose le modèle de Balthasar Gracián plutôt que le modèle français de l’Honnête Homme (cf. supra, 6. 3. 1.).

219.

En effet, ce philosophe allemand, père de Christian Thomasius, prône la construction d’une langue allemande par le peuple, à l’exclusion des incultes et des pédants.

220.

Ce qui permet sans doute à Herder d’affirmer que la langue allemande est une des langues les plus aptes à transcrire les textes étrangers (Lettres sur l’avancement de l’humanité, Lettre 101).