7. 2. 2. Une réaction pratique : l’utilitarisme grammatical

Si la première génération d’humanistes adopte un mode de vie contemplatif et tourné vers l’étude, ses successeurs prônent de nouvelles valeurs comme l’investissement dans la cité, la richesse, l’activité. En effet, la redécouverte de la correspondance personnelle de Cicéron à la fin du 14e siècle montre un homme actif intéressé à la vie de la cité, et non le philosophe retiré du monde que l’on s’imaginait alors (cf. Colette Beaune (1999 : 219-220)). Cette nouvelle conception de celui que l’on n’appelait pas encore l’Honnête Homme ne peut trouver qu’un écho favorable dans la bourgeoisie cultivée dont est d’ailleurs issu l’humanisme. Le protestantisme, qui verra dans le travail une forme de réalisation du destin humain – les milieux puritains, comme l’a montré Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), considèrent la réussite matérielle comme un signe d’élection divine – constitueront également un puissant relais à cette valeur.

Dans le domaine de la grammatographie, cette nouvelle conception de l’action citoyenne dévolue à tout intellectuel se matérialise par le transfert dans la langue des conceptions politiques héritées de l’Antiquité et récemment remises à l’honneur. Les humanistes se considèrent, en tant que grammairiens, comme les représentants de la communauté linguistique. La doctrine du Bon Usage (cf. supra, 6. 3. 1.) est directement issue de cette conception, dans laquelle la bourgeoisie, lectorat des divers opuscules des grammairiens, ne peut que se reconnaître : à la suite de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, les hommes de loi montrent « ‘quil estoit bien seant, combien que le langaige demeurast a la populasse, neantmoins que les hommes plus notables estans en charge publicque eussent, comme en robbe, ainsi en parolle, quelque præminence sur leurs inferieurs’  » (Ramus, Grammaire, 1572, 50 ; in Trudeau, 1992 : 214)221.

L’évolution des structures du pouvoir entraîne une mutation des enjeux de la grammatographie, que les classes bourgeoises envisagent désormais comme un outil de formation pour l’accession aux fonctions de rédacteur administratif. C’est également le cas dans le milieu du commerce, qui réclame des techniques intellectuelles étrangères à celles de l’Église, et qui, par conséquent, rendent le latin inutile, et nécessitent une éducation en langue vulgaire222.

Ce mouvement s’amorce peu à peu comme le souligne Jean-Claude Chevalier :

‘deux phénomènes nouveaux se manifestent : le premier est l’importance de plus en plus grande prise par les langues modernes, dans la vie, mais aussi à l’école ; la conséquence est que le niveau du savoir latin chez les régents s’abaisse et que les enfants ne sont plus aussi soutenus par un entourage romain ; c’est-à-dire que le latin, on s’en rend compte à toutes sortes d’indices, tend à devenir un idiome étranger, que, par nécessité, la langue indigène prend une importance grandissante, et, à son tour, va devenir langue véhiculaire et modèle de prestige (Chevalier, 1968 : 372-73).’

D’autre part, et au nom de leur rôle d’administrateurs de la langue désormais considérée comme une chose publique, les humanistes rejettent les descriptions théoriques, issues de l’interprétation de la pensée d’Aristote par la scolastique. Ainsi, les grammaires italiennes du 16e siècle s’inspirent davantage des textes anciens que des sources médiévales, et, essentiellement descriptives, elles remettent au goût du jour l’ars dictandi 223 :

‘Ce qui se passe en Europe à la Renaissance est une « bifurcation » (...) lourde de conséquence (...) lorsque les vernaculaires européens sont systématiquement grammatisés, ils le sont sur la base d’une orientation pratique qui s’est définie très lentement à partir des Tekhnai/Artes de la tradition gréco-latine : il est désormais acquis qu’une grammaire peut avoir pour but l’apprentissage des langues étrangères. Les contacts linguistiques deviennent l’un des éléments déterminants des savoirs linguistiques codifiés et les grammaires deviennent la pièce maîtresse d’une technologie langagière (Auroux, 1994 : 65-66)224.’

Le conflit grammatographique entre les humanistes et l’Église sera aggravé les querelles religieuses, car il convient de noter que bon nombre de grammairiens sont protestants (Jules-César Scaliger, Robert Estienne, Louis Meigret, Étienne Dolet, Ramus, entre autres). En effet, l’alphabétisation des masses passe également par une éducation grammaticale.

La nouvelle fonction de la grammaire en modifie profondément le statut, et on constate une réorganisation de l’usage et de la didactique des langues, l’enseignement et l’utilisation du latin étant peu à peu abandonnés dans les écoles pratiques :

‘La pratique de la langue est assimilée à la pratique d’un art mécanique. Or, la pensée médiévale, si l’on excepte la médecine, n’a généralement produit aucun traité sur la question. L’architecture, par exemple, quelles que soient ses innovations, est demeurée une pratique qui n’a pas débouché sur de nouvelles productions théoriques. Il en va du domaine linguistique comme du domaine des savoirs techniques et des sciences de la nature : on a, d’un coté, des pratiques, et, de l’autre, des traités théoriques en latin. Pas plus que les calculateurs d’Oxford n’ont construit une physique mathématique, les grammairiens médiévaux n’ont grammatisé les vernaculaires. Dans un cas comme dans l’autre, ce que la Renaissance accomplit, c’est une articulation entre le savoir théorique et le savoir pratique (Auroux, 1994 : 90-91).’

Dès 1440, Leon Battista Alberti propose le premier manuel où le toscan est utilisé pour des sujets scolaires (Della tranquillità dell’animo et Della famiglia). La préface de l’ouvrage est le prétexte à une ardente défense de la langue italienne : illustrant le degré d’achèvement de celle-ci, désormais comparable à celui du latin, par le désormais classique exemple trécentiste, elle propose l’utilisation concomitante de ces deux langues dans la pratique scolaire. Au 15e siècle, les méthodes d’enseignement du latin, rédigées en anglais et basées sur la comparaison entre les deux langues, font entrer cette langue dans le cursus scolaire de l’île britannique. En France, certaines grammaires latines utilisent le français comme langue scripturaire (citons les Principes en Françoys de Antoine Denidel aux environs de 1500), un ouvrage rédigé en latin pouvant comporter des passages en français éclairant les tournures latines les plus délicates (cf. Jean-Claude Chevalier (1968 : 71)).

Cette situation va conduire à une inversion des rôles respectifs des langues classiques et vulgaires, le latin étant peu à peu enseigné comme un idiome étranger ; dès lors, l’absence de congruence entre les structures de ce dernier et celles des scripturaires laisse émerger les difficultés qu’il y a à faire correspondre les méthodes (cf. Jean-Claude Chevalier (1968 : 20-21)). Antonio de Nebrija avait déjà perçu les difficultés de ses élèves à travailler sur la grammaire de Priscien. Il lui était dès lors apparu que le latin ne pouvait plus être enseigné selon les méthodes de son prestigieux prédécesseur225, ses élèves n’étant pas latinophones natifs ; avec ses Introductiones Latinae (1481), il produit le premier manuel de latin-langue étrangère, manuel qui connaît un grand succès et qui est traduit dans toutes les langues226. Plus tard, le De disciplinis (1531) de l’espagnol Luis Vives pose que l’apprentissage des langues vivantes est beaucoup plus aisé que celui des langues mortes227.

Par leur action conjuguée, la Réforme et l’humanisme constituent deux puissants ferments agissant sur le statut respectif des langues scripturaires et du latin. Les deux mouvements, en luttant contre les scolastiques et le clergé, contribueront à modifier profondément et définitivement le paysage écolinguistique de l’Europe de l’Ouest. En effet, les compétences linguistiques de ceux-ci constituent les fondements de leur pouvoir symbolique. D’une part, la traduction, l’imprimerie, le culte des lettres classiques abolir leur position d’intermédiaires obligés entre les textes et le public. D’autre par, l’émergence de la philologie et d’une nouvelle forme de grammatographie, oeuvre des réformistes et des humanistes (afin de normaliser la langue qui leur sert de médium linguistique pour les uns, en tant que gestionnaires de la chose publique linguistique pour les autres), ruine la doctrine que cette classe de travailleurs intellectuels et spirituels professait. Enfin, c’est la langue de ces intermédiaires qui est profondément mise à mal par la critique (anti-latine chez les protestants, anti-scolastique chez les humanistes), par un protectionnisme linguistique anti-latin ou anti-français (cet amalgame de deux traditions de résistance, est justifié par le discours des théoriciens de la langue du 17e siècle (cf. supra, 6. 4.) et la mise en avant des langues scripturaires.

Les États profitent de l’action conjuguée de ces mouvements : les humanistes agissent pour le bien commun, les réformistes se placent sous la tutelle du souverain. Au plan linguistique, cette allégeance à la chose publique se traduit par une mise en avant et normalisation des scripturaires, au plan institutionnel par un travail en faveur du changement de polarité des universités. Humanistes comme réformistes contribueront à modifier l’enseignement et le recrutement des institutions du savoir en réhabilitant l’homme agissant, nouvel idéal social dans lequel se reconnaîtra la classe bourgeoise au service de l’État. Désireuse d’accéder à la culture dont les humanistes se sont faits les prosélytes, public privilégié de l’inflexion pragmatique provoquée par l’entrée de l’État dans les universités, la classe bourgeoise gagne une accessibilité linguistique et une justification éthique.

Notes
221.

L’Ordonnance de Villers-Cotterêts, produit une division entre les notables et le peuple, et introduit une situation de triglossie. La langue commune visant à asseoir le pouvoir royal, les hommes à son service, la magistrature et la bourgeoisie d’affaire s’attachent à utiliser la langue de ce dernier, à la fois signe d’appartenance et de distinction d’une classe sociale ascendante.

222.

Dans Le Banquet, Dante signalait déjà :

Revenant à mon propos principal, je dis que l’on peut clairement voir que le latin n’aurait apporté de bienfait qu’à un petit nombre, mais que la langue vulgaire servira vraiment à un grand nombre. Car la bonté d’âme, qui attend ce service, se trouve chez ceux qui, du fait d’une mauvaise pratique du monde, ont abandonné la littérature à ceux qui, de dame qu’elle était, en ont fait une courtisane ; et ces nobles esprits sont princes, barons, chevaliers et bien d’autres nobles, non seulement hommes mais femmes, qui sont nombreux et nombreuses à entendre la langue vulgaire et non le latin (Dante, Le Banquet, I, IX ; 1303-1309 : 200).

223.

En opposition avec la grammaire spéculative médiévale. Les deux lignes de forces de cet ars dictandi sont la stylistique et la référence aux grammaires classiques.

224.

Sylvain Auroux souligne que la grammaire appartient au mouvement épistémologique d’articulation entre les sphères théoriques et pratiques qui s’effectue à la Renaissance :

La grammaire devient simultanément une technique pédagogique d’apprentissage des langues et un moyen de les décrire (Auroux, 1994 : 73).

225.

La remise en question de la pédagogie de Priscien ne peut en aucune façon constituer une motivation pour Antonio de Nebrija, fervent admirateur du grammairien.

226.

Il crée également la première terminologie grammaticale espagnole. Déjà, le 15e siècle avait vu surgir les difficultés grandissantes des étudiants, comme le déplorait Thomas Sampson à Oxford.

227.

Luis Vives introduit ainsi un topos qui a la vie dure, et selon lequel les langues vivantes n’ont pas besoin d’apprentissage. La méthode proposée dans le De disciplinis est la suivante : le maître parle en langue vulgaire et ce n’est que progressivement que les mots latins, puis des petites phrases latines sont introduits, les propos du maître étant éclairés par des gestes.