8. 1. La construction d’une communauté scientifique

Dans l’Europe éclatée, la chrétienté divisée de la Renaissance, l’humanisme tient lieu de « ‘catholicité de remplacement’ » pour employer une expression de Georges Gusdorf (1969 T. II : 292)229 ; l’effondrement des structures de l’Église – structures verticales et hiérarchiques qui avaient régenté la culture et la connaissance – donne naissance à une communauté de goût et de style, composée d’individus reliés par une vision partagée du savoir, de l’homme et du monde, et dont l’organisation horizontale, non structurée, est fondée sur les solidarités.

Cet extrait d’une lettre de l’humaniste allemand Ulrich von Hutten à Willibald Pirkheimer donne une idée des correspondances entre érudits :

‘Wilhelm Budaeus, unter dem Adel Frankreichs der gelehrteste, unter den Gelehrten der adligste, arbeitet weiter an seinen Anmerkungen zu den Pandekten. Ich habe einen Freudensprung gemacht, als ich es vernahm. So hat unsere Zeit also zwei Herkulesse, die gegen die Pest der Unwissenheit zu Felde ziehen. Der eine hat in Frankreich das (verknöcherchte) Geschlecht der Juristen niedergekämpft und ausgerottet, der andere (Erasmus) die, welche die Theologie in Rauch einhüllen wollen, angegriffen und niedergeworfen. Durch ihn ist Licht und Tag in die heiligen Schriften gekommen. Nimm Faber dazu, den Meister, der so trefflich die Philosophie bewâltigt und den Aristotelens neu ins Licht gesetz hat. O Jahrhundert, O Wissenschaften ! Es ist eine Lust zu leben, Willibald. Die Hände in den Schoß zu legen, habe ich allerdings noch keine Lust. Nimm einen Strick, Barbarei, und suche dir einen Ort der Verbannung ! (in Deshusses, 1996 : 40)230.’

Il convient de noter – outre l’emploi des termes Theologie et Juristen, emprunts latins des 15e et 14e siècles – l’opposition entre Unwissenheit et Wissenschaft. En effet, au 16e siècle, Wissenschaft remplace Wiessenheit. Ce changement de suffixe n’est pas anodin, car -schaft possède un aspect collectivisant, et comporte une idée d’articulation entre les disciplines. En revanche, le suffixe -heit, à caractère abstrait, sous-tend une unicité du savoir. L’opposition entre Wissenheit et Wissenchaft est celle du savoir à la connaissance ; quant aux substantifs Unwissenheit et Wissenschaft, ils marquent la double opposition entre la forme ancienne du savoir et la science humaniste, et entre l’ignorance et la culture (seconde opposition que vient renforcer le substantif Barabarei « inculture » qui est emprunté au latin au 15e siècle). D’autre part, le substantif Gelerhter (« le savant, l’érudit ») prend au 16e siècle le sens de « philologue, grammairien », phénomène de spécialisation sémantique qui souligne l’importance nouvelle accordée aux sciences du langage. Enfin, signalons que Anmerkung « annotation » (de merken « remarquer, s’apercevoir de »), calque de observatio (de ob et servare « faire attention à, observer ») apparaît au 15e siècle.

Au nombre des facteurs de cohésion, citons la mobilité intellectuelle de la période, mobilité justifiée par la validité universelle des diplômes, et l’absence de frontières réelles231. Ce flux migratoire part, en général, de l’Europe centrale pour aller vers la France et l’Italie, où les éclats de la Renaissance attirent les étudiants. Rares sont les hommes de sciences italiens à quitter leur pays, où ils ont déjà beaucoup à découvrir dans les nombreux lieux de culture, comme au contact des penseurs venus de toute l’Europe, attirés par le prestige de la Rome antique et de la moderne Renaissance. Ces voyages permettent de répandre les idées tant italiennes qu’étrangères, et ce brassage culturel, allié à la solide tradition de vagabondage des intellectuels, explique l’universalisme des humanistes. Pour illustrer ce phénomène, on peut évoquer Érasme, dont le parcours n’a rien à envier à celui des plus grands intellectuels du Moyen Âge : né à Rotterdam, il enseigne à Londres, Paris, Bâle, parcourt l’Italie et l’Empire.

Du 16e siècle jusqu’au milieu du 17e siècle, la pérégrination estudiantine se confirme. Mais Christophe Charles et Jacques Verger (1994 : 43-45) soulignent deux faits nouveaux : d’une part, le voyage prend un caractère initiatique, d’autre part, il est notable que les troubles confessionnels touchent peu la communauté, qui se rend, malgré les interdictions, dans les universités de la religion adverse.

Apparaît alors une culture supranationale dont l’universalité se révèle être tant diachronique que synchronique, géographique qu’historique : miroir de la mentalité du temps, ses bases rhétoriques, communes à l’ensemble des lettrés européens, sont héritées de l’Antiquité. On ne peut nier l’existence d’un réseau d’échange et de circulation des idées alimenté par ce puissant moteur de propagation que l’imprimerie se révélera être, mais aussi par les voyages, la correspondance diffusée dans le cercle restreint des milieux autorisés composés d’intellectuels, de clercs, d’enseignants, de grands bourgeois enrichis232 et de gentilshommes éclairés comme Ronsard ou Pic de la Mirandole.

La lexicographie illustre l’existence d’un fonds culturel commun aux intellectuels occidentaux, vecteur de cohésion d’une communauté savante. L’influence mutuelle des dictionnaires, thesaurus et autres glossaires est une caractéristique de la production lexicographique de la période qui a hérité cette pratique de la transmission compilatoire médiévale, comme le souligne Montaigne lorsqu’il écrit « Nous ne faisons que nous entregloser. » (Essais, III : 13). Ainsi se transmet un savoir accumulé au fil des siècles, et commun à toute la communauté. F. Claes (1973) a montré que la lexicographie hollandaise doit son avènement à l’imprimeur-éditeur français Robert Estienne. Ainsi, le Catholicon de Johannes Balbi est adapté en français et en anglais (sous le nom de Catholicon Anglicum), le Thrésor de la langue Française de Jean Nicot n’est que la réédition complétée du Dictionnaire Français-Latin de Robert Estienne.

Au 17e siècle, les troubles politiques et religieux accentuent la mobilité des savants : ceux que leur charge et leur position ne placent pas sous la protection des grands, à l’instar de La Mothe le Vayer233 ou Gassendi, sont en quelque sorte contraints à voyager perpétuellement pour trouver appui et protection. L’exemple de Comenius – qui fuit la Bohème à la suite de persécutions dont il est l’objet, s’installe en Pologne pour ensuite parcourir l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, la Suède, la Hongrie – illustre parfaitement cet état de fait. L’extrême mobilité des hommes de science est aussi à imputer à des habitudes prises lors de leur période estudiantine, durant laquelle ils ont fréquenté les universités étrangères les plus réputées ou correspondant à leur obédience religieuse (Peiresc a été à Padoue, Saumaise à Heidelberg)234. Ce nomadisme, propice aux nouvelles amitiés et aux relations intellectuelles, permet de tisser un réseau scientifique européen (ce n’est pas un hasard si l’adjectif européen apparaît pour la première fois en anglais dans Du progrès et de la promotion des savoirs) (cf. Robert Mandrou (1973 : 151-153)). En effet, si l’Europe est divisée en factions religieuses, ce n’est pas le cas de la communauté scientifique. L’équilibre instauré entre foi chrétienne et science, et notamment par les virtuosi anglais, interdit toute interférence entre la vocation sacerdotale et la connaissance235. L’activité scientifique de Mersenne ou Robert Boyle est certes un acte de foi, mais la science n’a pas de religion.

La communauté intellectuelle internationale qui se développe hors des cercles universitaires retrouvera ainsi une vigueur nouvelle. L’esprit expérimental autorise et favorise la recherche collective qui se matérialise par le travail académique –  comptes-rendus de discussions, mises au point communes de résultats – mais aussi par un réseau parallèle de correspondance entre intellectuels (Mersenne, Peiresc, Gassendi, Huygens, Torricelli, Descartes, Fermat)236. C’est à partir de 1660 que se mettent en place des réseaux de diffusion de l’information stables, réguliers, et officiels : les périodiques, qui aident à l’information et l’émulation des savants. Initiative de la Royal Society de Londres, les Philosophical Transactions (1665), sont traduites et bientôt imitées sur tout le continent237. Ces périodiques concurrencent puis prennent rapidement le relais des échanges épistolaires. Les structures d’installation et de maintien de la communauté savante sont en place. L’Europe des intellectuels existe bel et bien, et la République des Lettres ne cesse de recruter de nouveaux membres qui s’organisent en cercles informels ouverts aux nouveaux venus, quelle que soit leur nationalité. Cet avatar des sodalitates de la Renaissance –  réunions informelles de lecture et d’analyse des dernières nouveautés éditoriales – va peu à peu provoquer la résurgence des salons et académies privées (cf. Robert Mandrou (1973 : 42-44)).

Notes
229.

Ne serait-ce que parce que parmi les premiers humanistes, on peut dénombrer un grand nombre de princes de l’Église, la Renaissance formant un axe qui relie belles-lettres et chrétienté. Cependant, au fil du temps, la dimension chrétienne de la doctrine humaniste s’efface pour laisser de plus en plus de place aux belles-lettres.

230.

Guillaume Budé, le plus érudit de la noblesse de France, et le plus noble parmi les érudits, poursuit ses annotations aux Pandectes. J’ai bondi de joie lorsque je l’ai appris. Ainsi donc notre époque possède deux Hercules. L’un, en France, a vécu et éliminé l’engeance sclérosée des juristes, l’autre (Érasme) a attaqué et renversé tous ceux qui voulaient envelopper la théologie d’un nuage de fumée. Grâce à lui la lumière est arrivée dans les Saintes écritures. Ajoutez Faber, ce maître qui a si admirablement débrouillé la philosophie et remis Aristote en Lumière. O, siècle ! O, Sciences ! C’est un plaisir de vivre Willibald. Je n’ai pas encore envie de me tourner tranquillement les pouces. Prends une corde, Barbarie, et va te faire pendre ailleurs ! (cité par Deshusses, 1996 : 40).

231.

Mais Christophe Charle et Jacques Verger (1994 : 21) y mettent quelques restrictions : le nomadisme ne profiterait qu’aux plus grandes universités comme Paris et Bologne, où même là, les étudiants étrangers sont minoritaires.

232.

Car les idées humanistes sont relayées par la bourgeoisie, qui constitue la base de la classe de lettrés laïcs en phase de constitution, et qui, grâce à son érudition, force la porte des salons où elle fait figure de curiosité. Cette frange lettrée de la bourgeoisie établira un lien entre l’administration, où elle occupe des postes administratifs de haut rang, et le milieu humaniste. Ces hommes étant tout aussi influents que désireux d’avoir accès à la culture, on bâtit à leur usage des grammaires et un enseignement des scripturaires.

233.

Bibliothécaire de Richelieuet précepteur de Louis XIV.

234.

Même si ce pérégrinisme, qu’il soit occasionnel ou définitif, a pour pôle d’attraction principal l’Italie - les divisions religieuses expliquent les moindres capacités d’attrait de l’Allemagne et de l’Angleterre. L’Italie présente un autre avantage pour les érudits, souvent ecclésiastiques : Rome peut constituer la destination d’une mission professionnelle, qu’ils doublent d’une visite personnelle. Les Provinces-Unies, qui bénéficient de ce tourisme érudit, sont la destination privilégiée des protestants et des Jésuites.

235.

Selon Georges Gusdorf (1969 T. I : 94-95), c’est l’affaire Galilée qui démontre les limites de la Bible en matière d’explication scientifique. En élaborant un modèle qui borne le rôle de Dieu à la création de l’Univers, et évacue ainsi l’intervention divine de son principe explicatif, le mécanisme permet d’instaurer une nouvelle articulation entre Foi et Raison. S’installe alors une coexistence pacifique entre Science et Religion : indépendante de toute explication à caractère sacré, la science ne peut remettre en question la foi chrétienne. Bien plus, le principe de fonctionnement autonome de la création constitue dès lors un indice de la présence de Dieu comme de l’étendue de son pouvoir. Ainsi, en France, les savants du temps – Mersenne, Gassendi, Peiresc, puis Malebranche – conçoivent leurs travaux comme un acte de foi visant à percer les secrets de l’Ingénieur divin, par la reproduction à l’échelle humaine de l’acte créateur initial. En Angleterre, la vision nouvelle de l’homme apportée par la Réforme donnera une tournure particulière à cette profession de foi chrétienne. Le mouvement des christians virtuosi, s’il est très proche de la philosophie des premiers savants mécanistes français – au sens où il entretient un équilibre entre foi et esprit scientifique – se teintera cependant d’une dimension sociale absente dans son équivalent français. Georges Gusdorf (1969 T. I : 283) cite à ce propos R. K. Merton (Science, Technology and Society in seventeenth Century England, Osiris, IV, 1938, p. 446) qui applique l’analyse de Max Weber au milieu scientifique. Cet auteur estime que les virtuosi envisagent la recherche expérimentale comme un idéal de vie. En effet, ces scientifiques chrétiens ne sont pas seulement les héritiers de la pensée de Bacon, ils ont été éduqués selon les critères du puritanisme : pour ces presbytériens rigoristes, l’activité est un signe de l’élection divine.

236.

Qui, dans le cas de Mersenne, est antérieur aux réunions régulières qu’il tient dans son couvent des minimes.

237.

Elles sont traduites en français et en latin en Hollande ; citons également le Journal des savants (1665), les Nouvelles de la République des Lettres (1684) de Pierre Bayle en Hollande, les Acta eruditorum (1668) à Leipzig. En fait, il semblerait que cette diminution de l’activité épistolaire coïncide avec la disparition de Mersenne. De fait, il est peu de savants dont la correspondance soit comparable à celle de celui que Robert Lenoble (Mersenne ou la Naissance du mécanisme, Paris, 1943) appelle « le secrétaire de l’Europe savante » (Michel Le Guern, communication personnelle).