8. 1. 1. Le lien xénolectal

À la Renaissance, le latin est avant tout un outil précieux qui permet non seulement de lire les auteurs profanes de l’Antiquité, mais aussi de communiquer avec la communauté des intellectuels européens, dont il constitue un signe d’appartenance238. En effet, l’ébranlement de la scolastique au 14e siècle, puis son abandon progressif sous les critiques des philosophes humanistes, avaient été un des facteurs de la disparition du latin de l’Université :

‘À l’analyse logique et doctrinale d’une langue vivante doit se substituer une sorte de grammaire historique du bon usage tel qu’il s’est affirmé dans les meilleurs moments de la civilisation disparue (Gusdorf, 1967 : 346).’

Le cicéronisme – Cicéron constituant le modèle du Beau Style humaniste – pénètre même l’enseignement pratiqué dans les collèges, où l’imitation du modèle antique est de mise. Il entre alors en correspondance avec l’idéal éducatif de sacralisation de la culture des 15e et 16e siècles. La résurrection du latin classique relève avant tout d’une volonté d’affirmation du groupe humaniste, qui se distingue ainsi linguistiquement des universitaires.

La résurgence du latin classique accélérera la mort de la langue technique de l’Université, mais aussi des variétés du latin médiéval destinées au service de Dieu, à la pratique des médecins, des juristes, et des clercs. En effet, ce latin technique, utilisé au quotidien, a évolué avec les disciplines dont il est le lecte ; il constitue un instrument de travail nécessaire à toute personne dont les ambitions dépassent le niveau local239. Démarche calculée ou involontaire ? Il est difficile de le savoir. Cependant, il est clair que la sociologie du groupe humaniste a considérablement évolué depuis la seconde moitié du 13e siècle : aux notaires et autres hommes de loi ont succédé les intellectuels de cour qui raillent le vocabulaire de la chicane. Ces compétences latines dessinent les contours d’un nouveau groupe social que Danielle Trudeau (1992 : 19) qualifie d’hybride, et qui, grâce à ses postes ou à sa renommée, fréquente les puissants et la haute société. En fait, la fracture engendrée par la reconstruction du latin classique est à apprécier davantage dans ses rapports avec les langues vulgaires et le latin pratique que dans ses rapports avec le latin des scolastiques. Cette réévaluation entraîne une rupture du continuum 240 linguistique, coupant ainsi les derniers ponts existant entre les langues vulgaires et le latin pratique des médecins et des juristes. Le latin réévalué est celui des nouveaux litterati, lettrés laïcs n’appartenant pas à l’élite des scolastiques. Le latin classique devient alors le signe d’appartenance de la communauté intellectuelle européenne241 :

‘C’est par la pureté de son latin, depuis la prononciation jusqu’au vocabulaire, qu’un type nouveau d’intellectuel, l’humaniste, se distingue du clerc traditionnel dont l’image ne cesse de se dégrader au cours du siècle. Le discours de la restauratio linguae latinae se trouve fortement imprégné de moralisme : du côté du latin classique se groupent alors les valeurs d’authenticité, de rigueur et d’intégrité scientifique et morale, en opposition au latin d’école qu’on associe à l’erreur, à l’ignorance, à la malhonnêteté et au vice (Trudeau, 1992 : 18)242.’

La question peut dès lors être posée en terme de statut, car, bien plus que la pureté de la langue, bien plus que les compétences des intellectuels, c’est la position du latin au sein de la société, et plus particulièrement au sein de cette classe sociale que constituent les intellectuels, qui est au centre des débats. En se constituant en classe supranationale, les intellectuels signifient tant l’extension géographique que la cohésion du corps social auquel ils appartiennent :

‘Le classicisme des humanistes est un mythe prestigieux, dont la transcendance prévaut non seulement contre la « barbarie gothique », mais contre les cultures nationales, sous-produits engendrés ça et là par cette barbarie dont les circonstances géographiques (Gusdorf, 1973 : 130).’

En effet, les différences de prosodie, d’accentuation, d’articulation le rendent inopérant dans les échanges oraux. Ramus en témoigne :

‘chacun apporte le mesme son des lettres latines quil a accoustume en sa langue maternelle. Presne vng Pollonoys, vng Angloys, vng Francoys, tous parlantz Latin & le prononceantz selon lalphabet de sa patrie, Dieu scayt quelle peine ilz auront auant quils se puissent entreentendre : pourtant que [étant donné que] chacun prononce le latin a sa guise : le Pollonoys à la Pollonoyse, Langloys à Langloyse, le Françoys à la Françoyse, & non pas a la facon des vrays Latins (Ramus, Grammaire ; cité par Clerico, 1999 : 172).’

Une renaissance latine sur des bases cicéroniennes permettrait, entre autres choses, d’unifier la graphie comme la prononciation (Érasme publie en 1528 le Dialogue sur la prononciation correcte du latin et du grec) et de faciliter la communication. Et, de fait, bien que les intellectuels français et italiens se targuent d’être compris dans toute l’Europe, et que les réunions entre lettrés se fassent dans ces deux langues si l’auditoire se limite au cercle des proches, le latin (humaniste) est adopté lorsque le public est plus large. Dans le même ordre d’idées, la diffusion des ouvrages est freinée par les langues locales, le marché européen n’étant réellement ouvert qu’aux livres en latin243.

Au siècle suivant, celui-ci demeure la langue première de la République des Lettres, les intellectuels se revendiquant les héritiers de l’humanisme. D’autre part, le savant catholique est la plupart du temps un homme d’église : citons à titre d’exemple le père Mersenne, Gassendi. Mais ce sont là les noms les plus célèbres. De nombreux clercs, abbés, chanoines et évêques profitent de la sécurité matérielle que leur assure le sacerdoce pour se plonger dans l’étude des sciences. L’Église ne représente donc pas une vocation, mais simplement un revenu et une position sociale, ainsi qu’une tradition pour les cadets des familles nobles. Ce type de savant-ecclésiastique est très présent dans les académies de province, qui sont fort nombreuses en France244, ce qui explique que le latin, outre son caractère pratique, se maintienne comme langue véhiculaire de la société savante européenne, alors que le français pourrait le concurrencer.

Les membres de cette République des Sciences appartiennent aussi à la noblesse de robe, aux professions libérales (avocats, médecins), à la haute fonction publique, et même, dans les académies et les salons de province, à la bourgeoisie moyenne, que les charges préservent de tout souci matériel, et qui exercent la recherche comme une forme de hobby (comme La Mothe le Vayer, Fermat, Étienne Pascal, Peiresc) (cf. Robert Mandrou (1973 : 143)). Leurs études, fondées sur la langue latine, les ont initiés à la langue des anciens et au raisonnement abstrait. Dans les pays réformés, ces savants sont souvent des enseignants dont la formation est indissociable du latin.

Notes
238.

Serge Lusignan souligne :

Le cloisonnement du champ discursif entre le latin et la langue vernaculaire constituait un principe structural de la société et de la culture du Moyen Âge (Lusignan, 1999 : 97).

Cette remarque est pleinement applicable à la société de la Renaissance.

239.

Après 1300, la loi canonique impose à toutes les églises cathédrales d’avoir un collège dans lesquels on parle le latin scolastique, qui aurait ainsi été introduit dans les cursus par un enseignement oralisé, exploitant un corpus composé de la Vulgate et des textes des Pères de l’Église ; ce corpus sert aussi de support aux cours de commerce et de droit. Les scolastiques et les marchands utilisent donc le même langage à travers toute l’Europe.

240.

« continuum allant des vernaculaires au latin des clercs » (Baggioni, 1996 : 81).

241.

Même si en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe de l’Est, le français le seconde dans les sciences et la philosophie à partir du 15e siècle, et ceci jusqu’au 19e siècle.

242.

Cependant, il est souvent rapporté que les Anglais dominaient très mal le latin oral, et ceci dès le Moyen Âge Normando-Angevin. En effet, leur « accent » les rendaient incompréhensibles aux autres, dont le standard était devenu peu à peu celui de Rome (resté en vigueur jusqu’à il y a une trentaine d’années lorsqu’on disait encore la messe en latin). Dans les couvents, on comprenait très mal les moines anglais. Ceci explique l’abandon plus précoce et plus massif du latin d’abord parlé, puis écrit, par les Anglais.

243.

Cependant, il faut prendre avec circonspection l’idée communément répandue de la pureté linguistique des humanistes latinophones : tous ont été formés dans les universités où la langue enseignée est le latin scolastique, et tous ne sont pas de brillants latinistes. Ils entretiendraient un mythe leur permettant de se différencier des universitaires. K. W. Percival (1984) estime pour sa part que même s’ils rejettent officiellement la scolastique, les humanistes s’accommodent fort bien de ses traités et de sa terminologie ; d’ailleurs, comment pourraient-ils faire autrement ? La restauratio linguae latinae des humanistes est donc avant tout une déclaration d’intentions, et les Valla et autres Érasme sont les arbres érudits qui cachent la forêt des latinophones scolastiques, dont ils se différencient tant par la prononciation que par le vocabulaire. Le projet humaniste ramené à sa juste mesure consiste surtout, selon K. W. Percival (1984), en une réévaluation des pratiques, ou, plus précisément, une réévaluation de la suprématie accordée à la grammaire, érigée en reine des sciences par la scolastique. Les nouvelles exigences d’élégance, dont les auteurs classiques constituent le modèle, font intervenir les notions de style et d’acceptabilité grammaticale.

244.

Limoges, Bordeaux, Toulouse, Cahors, Aix en Provence, Lyon, Dijon, Rouen...