8. 1. 2. La maison de Salomon

Grâce au courant humaniste, la culture devient porteuse de connotations positives auxquelles les dirigeants eux-mêmes ne sont pas indifférents. Mais l’intérêt pour les sciences reste maigre dans le cursus scolaire. Ce manque d’intérêt est vraisemblablement lié au manque d’éclat de la recherche scientifique durant la Renaissance, comme l’indique le programme scolaire que bâtit le lion d’Érasme pour son fils :

‘Mais d’abord, il étudiera avec soin et à fond la géographie : l’arithmétique, la musique et l’astronomie il suffira d’y avoir goûté. De la médecine on ajoutera ce qui suffira pour protéger sa santé. On lui donnera aussi un avant-goût de la physique, non point tant celle qui disputé prétentieusement sur les principes, la matière première, l’infini, que celle qui fait connaître la nature des diverses choses, sujet traité dans les livres Sur l’âme, Sur les météores, Sur les animaux, Sur les plantes.245 (Érasme, Dialogue sur la prononciation correcte du latin et du grec ; 1528 : 915).’

Avec le déclin intellectuel des universités et l’atomisation des centres de culture, seront créées des académies susceptibles d’ornementer la gloire naissante des dirigeants246. Le phénomène touche en premier lieu l’Italie où Laurent le Magnifique fonde en 1470 un cénacle qui dispense divers enseignements, dont l’astronomie. Ce mouvement gagne la France, qui emprunte l’acception du mot (jusqu’alors, le nom Académie était un nom propre « désignant les jardins d’un riche citoyen grec, Akademos, où Platon donna son enseignement » (RHLF)) et l’idée de ce type de structures (Marot utilise ce terme pour désigner le Collège de France). En 1530, François Ie r crée le Collège des trois langues (grec, latin, hébreu), puis le Collège des lecteurs royaux de France. Dans l’acte de fondation de l’imprimerie grecque qu’il met en place, il signale son désir de faciliter l’apprentissage des sciences et des connaissances utiles. Toutes ces créations visent à attirer à la cour française les beaux esprits qui viendront de toute l’Europe rehausser le prestige royal. Se consolide alors l’alliance circonstanciée que le pouvoir et les intellectuels avaient contractée au 14e siècle. Le profit que les deux partis peuvent dégager d’une telle alliance ne doit cependant pas masquer la coïncidence, certes partielle, de leurs objectifs linguistiques et culturels.

Après la Guerre de Trente Ans, on assiste au durcissement des clivages religieux et au triomphe de l’absolutisme, phénomènes conjoints qui portent un coup d’arrêt à la pérégrination estudiantine. Soucieux de garder un contrôle sur la formation des élites dirigeantes de leur pays, ou afin d’éviter toute perméabilité au dogme ennemi, les souverains ne reconnaissent plus la validité des diplômes étrangers et prennent des ordonnances interdisant les études hors du territoire national. Bien que quelques étudiants, attirés par des universités de renom ou plus libérales sur l’obtention des diplômes, transgressent ces lois, la notion de peregrinatio academica 247 est mourante (cf. Christophe Charle & Jacques Verger (1994 : 44-45)).

Ce phénomène entraîne une nationalisation, voire une régionalisation, du recrutement universitaire. Les universités, devenues des réservoirs de fonctionnaires à la formation intellectuelle dûment contrôlée, accélèrent une sclérose amorcée par le refus des idées nouvelles. Les courants novateurs abandonnent des institutions qui ne sont plus des lieux d’ébullition intellectuelle et se déplacent vers des structures plus souples248.

Ces structures, ce sont bien sûr les académies, institutions laïques et attachées au pouvoir qui entraîneront la disparition progressive des académies indépendantes des 16e et 17e siècles. Dès 1627, La Nouvelle Atlantide de Bacon démontre l’importance de l’interventionnisme de l’État dans le champ de la recherche scientifique : il doit être l’arbitre qui démasque le charlatanisme, pratique l’inspection des productions savantes, mais aussi la récolte des travaux personnels disséminés à travers l’Europe. Son prestige, fondé sur le soutien qu’il apporte aux sciences par la création de structures propres à favoriser leur progrès, en dépend. Les hommes d’État éclairés à l’origine de la fondation des premières académies attachées au pouvoir – Colbert pour l’Académie des Sciences (1666), Charles II pour la Royal Society (1660), simples cercles privés progressivement investis par les hommes d’État – y voient un moyen de rehausser le prestige de celui-ci comme l’occasion de s’introduire dans un domaine jusqu’alors réservé à l’Église, mais pas seulement. La révolution mécaniste allait bientôt démontrer l’utilité de l’homme de science249 : Colbert vise avant tout les applications industrielles et le contrôle des savants comme de leurs recherches. À partir du 18e siècle, les souverains éclairés désirent tous fonder leur académie, et recruter les esprits les plus brillants du siècle afin d’animer celles-ci.

Cet enthousiasme contribue largement au nomadisme intellectuel et au cosmopolitisme, qui deviendra un courant littéraire, esthétique et philosophique d’une élite européenne250. L’idée d’Europe savante est relayée par les détenteurs du pouvoir qui y trouvent un prétexte pour attirer dans leur pays les savants étrangers. En effet, le statut des intellectuels change à partir de 1660 : ils sont dorénavant reconnus et respectés. Au 18e siècle, ils ne sont plus considérés comme de simples ornements, mais deviennent de véritables instruments du pouvoir251. Car, derrière cette façade internationaliste – professeurs associés, collaborations entre universités, discussion portant sur des travaux étrangers – les académies se doivent de servir l’État avant tout, et sont tributaires de celui-ci. La science est une chose, la politique en est une autre. Émerge alors chez les savants une prise de conscience de leur importance patrimoniale et de la puissance qu’ils constituent pour un État. Les princes se disputent des intellectuels qui endossent des responsabilités officielles et officieuses. Voltaire en Allemagne à la cour de Frédéric II de Prusse, Diderot à celle de Catherine II, sont les éminences grises des despotes éclairés ou qui se piquent de l’être. À la fin du siècle, le réseau des sociétés scientifiques est particulièrement dense. Celles-ci entretiennent des contacts fréquents et possèdent un recrutement international, à l’instar de l’Académie des sciences fondée en 1725 par Pierre le Grand, essentiellement composée de savants étrangers252.

Ce mouvement ne se reconnaît qu’un maître à penser, la philosophie, et qu’un seul but, l’avènement de la tolérance. Si l’idée d’Europe s’est dessinée tout au long du 17e siècle, dans la première moitié du siècle suivant, elle semble une réalité pour une certaine classe sociale. Cette Europe, Voltaire la décrira comme une grande république divisée en plusieurs États :

‘Il y avait longtemps déjà que l’on pouvait regarder l’Europe chrétienne (à la Russie près) comme une espèce de grande république partagée entre plusieurs États, les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres ; tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes ; tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde (Voltaire, Le siècle de Louis XIV ; 1756 : 9).’

Rousseau renchérira dans les Considérations sur le gouvernement de la Pologne (1782), substituant l’identité européenne aux identités nationales particulières.

Cependant, cette Europe n’est qu’un artefact intellectuel qui vise à l’émergence d’une solidarité internationale. Les intellectuels, rassemblés en classe sociale autonome, se perçoivent comme une nouvelle aristocratie, qui, contrairement à l’aristocratie nobiliaire, ne doit ce qu’elle est qu’à elle-même. À la merci du bon vouloir des grands, elle constitue un groupe isolé dans la société du 18e siècle. Ne bénéficiant plus de la tutelle de l’Église et n’appartenant pas encore réellement au corps de l’État (le statut d’intellectuel de cours est fragile), elle cherchera un soutien dans l’extension géographique : les intellectuels se prétendent citoyens du monde.

Notes
245.

Travaux d’Aristote.

246.

Celles-ci sont au départ des cercles privés, comme l’Accademia platonica de Marsile Ficin et Pic de la Mirandole (1462), parfois récupérées par les princes, à l’instar de l’Accademia degli Umidi qui devient, sous Côme de Médicis, l’Accademia fiorentina (1450).

247.

La position de Bacon dans la Nouvelle Atlantide (1627) est révélatrice de cette évolution. Pour lui, l’avenir est à l’imprimé. Le livre, qui rassemble les idées des penseurs différents, est le nouveau mode de découverte : la compilation remplacerait la pérégrination (cf. Michèle Le Doeuff (1991 : 329)).

248.

Bacon souligne l’importance d’une collaboration internationale et déplore la nationalisation de la recherche :

Je relève encore un autre défaut (...) que le progrès du savoir repose beaucoup sur les ordres et les institutions des Universités à l’intérieur du même État ou du même royaume, de même il serait encore plus avancé, s’il y avait plus d’intelligence mutuelle entre les Universités d’Europe qu’il n’y en a à présent. Nous voyons qu’existent de nombreux ordres et fondations qui, bien que dispersés dans divers États souverains, prennent cependant la responsabilité d’avoir une sorte de contrat, de confrérie et de correspondance les uns avec les autres, au point qu’ils ont des « provinciaux » et des « généraux ». Et assurément, de même que la nature crée la fraternité dans les familles, que ceux qui cultivent les arts mécaniques contractent une fraternité dans leurs communautés, et que l’onction de Dieu surajoute une fraternité dans les rois et dans les évêques, de même il ne peut qu’exister une fraternité dans le savoir et la lumière... (Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, II ; 1605 : 86-87).

249.

Si la révolution mécaniste n’a occupé, somme toute, que la seconde partie du 17e siècle, elle inaugure une méthodologie analytique, qui, comme l’établit Michel Foucault (1966), va rapidement prendre valeur de méthode universelle et perdurera jusqu’à la fin du 18e siècle. Déclenchée par Galilée, elle s’achève avec la synthèse newtonienne. L’auteur des Principia ne recherche pas les causes, les explications ontologiques, mais la description de l’enchaînement des faits, les lois. En cessionnaire d’un siècle de réflexion, il observe les phénomènes qu’il généralise par induction au moyen de l’outil mathématique. Cette mathématisation de l’empirisme, ne passe pas, comme en logique, par la naturalisation du non-mathématique : l’auteur de Les mots et les choses démontre que le signe servira d’instrument aux domaines auxquels ne s’applique pas la méthode algébrique.

250.

Euler, Lambert, Lagrange à Berlin, Nicolas et Daniel Bernoulli à Saint-Pétersbourg, où ira Euler.

251.

Si après 1660, la science, comme nous l’avons signalé, est considérée comme essentielle dans un État, c’est seulement au 18e siècle que l’on assistera à cette fameuse « course aux savants » et à la création d’académies à travers toute l’Europe, comme l’indiquent les noms des savants cités dans la note précédente.

252.

L’Accademia del Cimento, fondée en 1657 à Florence, et l’Académie des Sciences se communiquent mutuellement les résultats de leurs travaux.