8. 1. 3. Une communauté à la recherche de sa langue

En effet, si les intellectuels y ont trouvé une place et une reconnaissance sociale, celle-ci n’est pas encore clairement définie. La République des Savants253 n’a pas de contour social précis et les pouvoirs n’y voient qu’une domestication profitable, comme le montre l’échec relatif de l’Académie des Sciences. Cette communauté qui avait conquis son autonomie épistémologique et sa reconnaissance se trouve sans structure correspondant réellement à ses aspirations profondes ; avec la disparition relative du latin, elle est une communauté privée de signes extérieurs d’appartenance. En effet, la conséquence directe de la domestication scientifique est la nationalisation des langues rédactionnelles. Alors que les premiers savants mécanistes français correspondent en latin, les comptes rendus et débats de l’Académie des Sciences sont majoritairement en français, y compris dans leurs rapports avec les correspondants étrangers (la Royal Society entretient des relations étroites avec l’Académie des Sciences). Cette institution dévolue à la science n’est pas seulement une réponse de Colbert au cénacle consacré à la langue par Richelieu. Sa création vise le renforcement économique du pays tout autant qu’elle ambitionne d’illustrer la puissance royale. L’Académie est également un outil très efficace d’orientation et de contrôle de la communauté scientifique, à laquelle le ministre de Louis XIV donne des directives et octroie des pensions. Dans une telle perspective, il est clair que l’utilisation d’une langue autre que celle du pouvoir est difficilement envisageable. Outre-Manche, les membres de la Royal Society sont majoritairement des bourgeois puritains, voire des membres du clergé protestants, dont le militantisme en faveur de la langue stato-nationale n’est pas à mettre en doute. Les Philosophical transactions en sont la preuve. En Italie, l’Accademia del Cimento (1657) et l’Accademia dei Lincei (1609) s’expriment en langue vulgaire.

Nostalgiques de ce latin de la Renaissance, langue des intellectuels dont ils ont été privés par leur appartenance à des structures étatiques254, les scientifiques gardent alors l’habitude d’émailler leurs textes et propos de citation humanistes, qui, selon Samuel Johnson à qui on reprochera cette pratique, permettent de manifester une communauté d’esprit (cf. Georges Gusdorf (1973 : 204-205))255. Dans les faits, la non-utilisation du latin devient alors un marqueur de proximité relationnelle : ainsi, les savants français qui se connaissent utilisent la langue stato-nationale, ceux qui n’entretiennent que des relations épistolaires écrivent en latin. Car si au 17e siècle la langue de Rome est devenue spécifique à l’emploi scientifique, c’est au prix de certaines restrictions : le latin est devenu une simple langue véhiculaire sociolectale, alors qu’il était pleinement un xénolecte chez les humanistes. Ce qui explique qu’à l’heure de la montée en puissance des scripturaires, certains penseurs préfèrent le latin qui confère une valeur de scientificité accrue à leurs travaux, tout en leur permettant d’échapper à la controverse, estime Ann Blair (1996 : 30). Condorcet n’impute pas le phénomène à une telle stratégie d’évitement, mais il souligne le fait un siècle plus tard dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain :

‘Nous montrerons que s’il était impossible de faire du latin une langue vulgaire, commune à l’Europe entière, la conservation de l’usage d’écrire en latin sur les sciences n’eût eu, pour ceux qui les cultivent, qu’une utilité passagère ; que l’existence d’une sorte de langue scientifique, la même chez toutes les nations, tandis que le peuple de chacune d’elles en parlerait une différente, y eût séparé les hommes en deux classes, eût perpétué dans le peuple les préjugés et les erreurs, eût mis un éternel obstacle à la véritable égalité, à un usage égal de la même raison, à une égale connaissance des vérités nécessaires ; et en arrêtant ainsi les progrès de la masse de l’espèce humaine, eût fini comme dans l’Orient par mettre un terme à ceux des sciences elles-mêmes (Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ; 1795 : 207).’

Cependant, les difficultés rencontrées par Comenius pour rédiger sa Pansophiae Prodomus – méthode d’apprentissage, de classification et d’accumulation des savoirs qui paraîtra en 1639 – sont révélatrices d’un nouvel état de fait dans l’Europe des intellectuels256. En effet, se heurtant à la diversité des langues de rédaction, le pasteur bohémien entreprend l’élaboration de la Ianua linguarum (1631), méthode d’apprentissage qui sera traduite dans douze langues européennes. Ce phénomène est la résultante d’un processus de nationalisation des cultures entamé au 15e siècle, comme le signalent les chiffres de Robert Mandrou (1973 : 222-223) : les sondages faits auprès des différentes grandes bibliothèques (Bibliothèque Nationale, British Museum, Bibliotheca Augusta de Wolfenbüttel) montrent que de 30 % au début du 17e siècle, les écrits en latin passent à moins de 10 % lorsque celui-ci s’achève. Anne-Marie Chouillet (1977) a constaté que le latin, encore très fréquent dans Le Journal des Savants jusqu’en 1673, baisse régulièrement à partir de cette date ; après 1700, il n’y a pratiquement plus de rédacteurs français qui écrivent dans cette langue. Seuls les Acta eruditorum de Leipzig demeurent rédigés en latin. Les autres périodiques, certes destinés à un public mixte de savants et de curiosi, sont en langues scripturaires.

Beaucoup des ouvrages scientifiques qui ont marqué le début du 17e siècle demeurent en latin : l’Astronomia nova (1609) de Kepler, le Novum organum (1620) de Bacon, les Exercitationes paradoxicae (1624) de Gassendi, le Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis (1628) de Harvey.

Au milieu du siècle, les progrès effectués par les langues stato-nationales sont frappants. Afin de toucher un public international, les cercles érudits – exclusivement latinistes – et les écoliers, les livres écrits en langue scripturaire sont traduits en latin : le Discours de la méthode, pourtant destiné à un public non docte, sera traduit en 1644. Il faut voir dans cette inversion des langues d’écriture et de traduction une affirmation des langues stato-nationales dans le domaine des sciences. Dans la France du 18e siècle, on assiste à un recul des traductions d’ouvrages en langues anciennes, alors que les ouvrages en latin contemporains passent en français : les Operationes chirurgicae novum lumen exhibentes obstetricantibus (1701) de Hendrick van Deventer en 1734, les Elementa physiologicae du suisse Albrecht von Haller (1757-1766), l’Arithmetica universalis (1707) de Newton. Si ce dernier produit en 1689 ses Principia en latin, c’est en anglais qu’il écrira, quinze ans plus tard, son Opticks (1704). À partir de la seconde moitié du 18e siècle, les éditions latines des annales de l’Accademia del Cimento sont rares ; en revanche, les versions en langues scripturaires fleurissent : en français (1755), en italien (Saggi di naturali esperienze fatte nell’ Accademia del Cimento en 1667), en anglais (Essays of natural experiments en 1684). En 1746, l’Académie des Sciences de Berlin remplace ses publications latines par des Mémoires en français.

Le latin, s’il persiste encore après les années 1660 (période de la création des académies scientifiques étatiques, qui utilisent les scripturaires), est cependant menacé, et disparaît comme langue vivante des sciences. Un siècle plus tard, il n’est que de rares exceptions comme Euler (Institutiones calculi integralis, 1768-1770 ; Institutiones calculi differentialis, 1755) ou Linné (Philosophia botanica, 1751) pour éditer en latin257. Cette chronologie des principaux ouvrages mathématiques publiés aux 17e et 18e siècle l’indique clairement :

1605-1608
1614
1629
1635
1636
1637
1638
1639
1640
1644
1648
1654
1655
1656
1658
1666
1667
1668
1671
1673
1676
1679
1684
1685
1686
1687
1691
1696
1697
1703
1706
1707
1711
1713
1715
1716
1717
1718
1720
1725
1730
1731
1733
1734
1740
1741
1746
1742
1748
1748
1750
1755
1761
1766
1768-1770
1770
1777
1778-1780

Le constat est patent au 18e siècle :

‘Notre Langue s’étant répandue par toute l’Europe , nous avons crû qu’il étoit tems de la substituer à la Langue latine qui depuis la renaissance des Lettres étoit celle de nos Savans. J’avoüe qu’un Philosophe est beaucoup plus excusable d’écrire en François , qu’un François de faire des vers Latins ; je veux bien même convenir que cet usage a contribué à rendre la lumière plus générale , si néanmoins c’est étendre réellement l’esprit d’un Peuple , que d’en étendre la superficie. Cependant il résulte de-là un inconvénient que nous aurions bien dû prévoir. Les Savans des autres nations à qui nous avons donné l’exemple , ont cru avec raison qu’ils écriroient encore mieux dans leur Langue que dans la nôtre. L’Angleterre nous a donc imités ; l’Allemagne , où le Latin sembloit s’être réfugié , commence insensiblement à en perdre l’usage : je ne doute pas qu’elle ne soit bien-tôt suivie par les Suédois , les Danois , & les Russiens. Ainsi , avant la fin du dix-huitième siècle , un Philosophe qui voudra s’instruire à fond des découvertes de ses prédécesseurs, sera contraint de charger sa mémoire de sept à huit Langues différentes ; & après avoir consumé à les apprendre le tems le plus précieux de sa vie , il mourra avant de commencer à s’instruire (Encyclopédie, Discours préliminaire des éditeurs : XXX).’

Même si le rêve d’une langue unitaire dans un continent unifié est vivace, l’Europe n’existe qu’en intention ; dans les faits, elle se révèle être un patchwork où les pays et les intellectuels gardent leurs racines. Le latin n’est plus la seconde langue maternelle qui sert de trait d’union à la communauté savante.

La construction de la communauté savante est donc le fruit de deux phénomènes opposés, et cependant complémentaires. Les intellectuels, qui ont conquis leur indépendance par rapport à l’Église, ont besoin d’appuis matériels et spirituels. Ils trouveront les premiers dans les structures étatiques et princières, et les seconds dans la construction de solidarités socioprofessionnelles, ou, en d’autres termes, dans l’attachement aux dirigeants et dans l’association entre pairs. Si le caractère national de l’un s’oppose à l’internationalité de l’autre, ces deux mouvements de structuration – verticale et horizontale – sont cependant indissociables. En effet, les princes n’hésitent pas à recruter hors de leurs frontières, et les intellectuels dépendent matériellement des faveurs de leurs mécènes. D’autre part, si le schisme religieux est un facteur de clivage, il est également à l’origine de la migration intellectuelle. L’obédience religieuse peut être une marque d’indépendance intellectuelle comme un critère de recrutement dans une structure dépendant directement du pouvoir.

Sur le plan linguistique, ces deux mouvements s’opposent :

Notes
253.

 Les périodiques ont beaucoup aidé à la formation de cette « République », favorisant l’émergence d’un lectorat scientifique comme la prise de conscience du fait que la science n’est pas une possession privée, mais une chose commune qui ne peut croître que dans la collaboration. Et, de fait, les académies qui fleurissent sur le sol européen : Saint-Pétersbourg (1725), Stockholm (1739), Berlin (1744), Copenhague (1745).

254.

La Royal Society tient réunions et bulletins en anglais. Cependant, les interventions de savants étrangers se font en latin. L’Académie des Sciences, quant à elle, utilise majoritairement le français pour ses communications écrites et orales.

255.

S’agissait-il d’une résurgence d’une habitude de la Renaissance ou d’une difficulté à s’exprimer ou à penser dans une seule langue ? Cette pratique remonte à Bacon, qui se savait médiocre latiniste et écrivait en anglais, et avait laissé une correspondance émaillée de grec et de latin. L’Advancement est parsemé de fragments de phrases latines et de mots grecs, dont voici quelques exemples tirés du Promus : « Hercule’s pillars non ultra », ou « All is one ; contrariorum eadem est ratio » (Avant-Propos de Du progrès et de la promotion des savoirs ; Le Doeuff, 1991 : XII). Citons aussi, dans le cours du texte : empiric physicians calque de empiricus « médecin empirique » (Cicéron), Commonwealth & popular estate calque de res publica popularis (Cicéron), cause continent calque de causa continens, golden mediocrity calque de aurea mediocritas.

256.

Le but final, créer une académie mondiale, assurerait l’enseignement des sciences au moyen d’une langue savante internationale permettant une meilleure communication entre penseurs, mais serait aussi le vecteur d’une paix universelle, dont la première étape serait la réunification de l’église chrétienne.

257.

L’Italie semble avoir abandonné le latin à la fin du 16e siècle, la France dans la décennie 1640-1650, l’Angleterre à la charnière des deux siècles, et l’Allemagne au cours du 18e siècle.