8. 2. 1. Une tripartition langagière

Cependant, l’entrée progressive des langues scripturaires dans le domaine scientifique, par la voie de la rédaction ou par celle de la traduction, fait émerger le problème de la diffusion de la connaissance comme de la délimitation linguistique du groupe intellectuel. Émerge alors le problème de l’articulation entre les habitudes langagières du plus grand nombre et la construction consciente de son lexique différenciateur par un groupe restreint en quête de statut.

Ces derniers élaborent une idéologie de la langue qui n’est autre qu’un transfert intellectuel de langue à langage : les artisans de la langue se réapproprient les procédés des tenants du conservatisme latin. Ainsi, à une puissance liée à la maîtrise d’une langue élitaire succède une norme fondée sur l’usage d’une nouvelle intelligentsia ; à une barrière de protection incarnée par des langues réservées à un groupe restreint (i.e. les langues anciennes) succède la connaissance des arcanes d’une langue (i.e. le lexique et l’orthographe) que tous ne connaissent pas encore272. Théodore de Bèze, qui parle par la plume de Peletier du Mans dans les Dialogues de l’orthographe (1555), estime :

‘Il faut qu’il y ait quelque différence entre la manière d’écrire des gens doctes, et des gens mécaniques...Est-ce raison qu’un Artisan qui ne saurait que lire & écrire, encore assez maladroit, et qui n’en entend ni les raisons ni la congruité, soit estimé aussi bien écrire comme nous qui l’avons par étude, par règle et par exercice ? (Peletier du Mans, Dialogue de l’Ortografe e Prononciacion Françoeze, 1550 : 52 ; cité par Trudeau, 1992 : 55).’

Requérant la connaissance du latin, l’orthographe sépare les gens mécaniques des doctes, et fait la supériorité intellectuelle de ces derniers273. Cette perception n’est pas seulement idéologique et culturelle, elle s’appuie également sur des découvertes philologiques : Claudio Tolomei avance la dissociation des racines en doublets étymologiques appartenant respectivement aux langues savantes et populaires.

Cette distinction des usages passe par la création de néologismes et de termes savants que le peuple n’est pas à même de comprendre. Les motivations publicitaires, la précision rédactionnelle et une certaine volonté d’hermétisme conduisent les auteurs de traité en langues vulgaires à émailler leurs textes d’expressions et de termes latins. Car, malgré le militantisme linguistique des humanistes italiens et français (le phénomène touche peu l’Allemagne), le vulgaire demeure la langue des « gens mécaniques ». La vulgarisation, topique des argumentations en faveur de la translatio studii ou de la rédaction en langue vulgaire, est une valeur qui dépasse la simple propagande. Ambroise Paré s’insurge contre ceux qui cherchent à cabaliser les arts, Du Bellay, en disciple de Sperone Speroni, se moque des druides qui gardent jalousement leurs secrets. Car l’hermétisme peut avoir des conséquences désastreuses. Dans son Traicté des Façons & Coustumes des anciens Gaulloys (1559), Ramus expose le processus de ce qu’il estime être le désolant épisode de la disparition de la tradition scientifique gauloise. Selon Ramus, les Gaulois auraient inventé toutes les sciences, qu’ils auraient transmises aux Grecs. L’invasion romaine aurait entraîné, avec la disparition progressive de la langue gauloise, la perte des connaissances scientifiques ancestrales. En effet, les druides, en émules de Pythagore et de Socrate, avaient interdit de consigner leurs connaissances par écrit274 :

‘La grammaire et toutes les aultres disciplines liberalles estoyent anciennement en langaige Gaulloys es escolles de nos Druides sans en rien tenir ny des Grecs ni des Latins (cité par Trudeau, 1992 : 96).’

L’héritage scientifique gaulois, conservé par la tradition grecque et son héritière latine, retrouvera sa terre natale grâce à la grammaire française qui permettra de rétablir les arts libéraux français :

‘quelle (la grammaire) apprenne à parler Françoys à ses compaignes, Rhétorique, Dialectique, Arithmétique, Géométrie, Musique, Astrologie, Physique, Éthique, Politique, par ainsi quelle ouvre le pas des arts liberaulx pour retourner de Grèce et d’Italie en la Gaule, & pour entrer sous le nom de Catherine de Médicis en possession de leur ancienne patrie (cité par Trudeau, 1992 : 97)275.’

Quelles conclusions tirer de cette démonstration ? D’une part que toute langue se doit d’être écrite afin d’éviter la perte d’une tradition intellectuelle. D’autre part, que la pérennité et le progrès du savoir est tributaire de son médium linguistique ; la disparition de l’un peut entraîner celle de l’autre. Enfin, cet exemple met à bas le monopole des langues classiques en matière d’expression scientifique. Ramus montre ainsi qu’il est primordial de rendre le français à même de recouvrer son héritage scientifique, et, par-delà cette tâche, le rendre à même de renouer avec la tradition d’une science en langue « nationale ».

Les propos de Ramus seront en quelque sorte prophétiques : le retour du latin classique entraîne la disparition du latin pratique du Moyen Âge. Les juristes et les médecins, qui utilisent le latin dans le cadre de leur exercice, ne se retrouvent plus dans la langue subtile et esthétique des humanistes, inadaptée à leur profession. Cette réévaluation latine entraîne une rupture du continuum linguistique allant des vernaculaires au latin des clercs, et dont le latin technique constitue la variété médiane. Au cours des siècles, la lingua franca savante de certains lettrés comme les médecins et les juristes, qui n’est autre que l’adaptation à leur profession de la langue apprise à l’école, n’a fait que distendre ses liens avec le latin classique (Daniel Baggioni (1996 : 106)). Il est dès lors plus simple pour ces travailleurs intellectuels de se tourner vers leur langue première276. Au milieu du 15e siècle, Montpellier et Paris créent des cours en langue scripturaire pour les chirurgiens et les barbiers qui ignorent la langue latine, et à la fin de la période, apparaît toute une série de mathématiciens très au fait de leur discipline, mais plus à l’aise en langue vulgaire qu’en latin.

Le phénomène de dissociation/association de la langue et de la connaissance conduit peu à peu les intellectuels à percevoir la notion de vocabulaire spécialisé. En effet, la preuve est faite qu’il n’existe pas de langue spécifique à l’expression intellectuelle. Cependant, le constat est fait qu’un domaine de la connaissance demeure profondément attaché à son médium linguistique. Le point de conjonction de ces deux mouvements opposés se trouve être le lexique : la traduction de textes anciens apporte beaucoup plus d’emprunts lexicaux que de calques syntaxiques.

Ainsi, Ambroise Paré, qui ne parle pas latin et qui est à l’origine d’un grand nombre de termes du vocabulaire chirurgical et médical français, emprunte abondamment aux langues classiques :

  • alexipharmaque (emprunté en 1538 au latin alexipharmacon (Pline), formé sur le grec αλεξειν « protéger », et Φαρμακον « remède »), arthrose, diarthrose, synarthrose, enarthrose (empruntés au grec tardif), anastomose (emprunté au latin anastomosis, du grec αναστομωσις de αναστομοω « ouvrir »), atherome (emprunté au latin atheroma, hellénisme, du grec médical et tardif αθηρωμα), cachexie (emprunté en 1537 au bas latin cachexia (Caelius Aurelianus), lui-même emprunté au grec καχεξια « mauvaise constitution physique » et « mauvaise disposition morale »), diathèse (emprunté en 1560 au grec διαθεσις « disposition »), exfolier (emprunté en 1560 au bas latin exfoliare « effeuiller »), exsuder (emprunté en 1575 au latin impérial exsudare « s’évaporer entièrement », « rendre par suintement »), hygiène (emprunté en 1575 au grec υγιεινη « santé »), lenticule (emprunté au latin classique lenticula « petite lentille »), perioste (de periostion (1538), adaptation hellénisante du grec περιοστεον « membrane qui enveloppe l’os »), symphyse (emprunté en 1560 au grec συμΦυσις « action de naître ou de croître ensemble » et « union, cohésion »), végétal (emprunté en 1560 au latin médiéval vegetalis). Signalons également la réfection de artritique en arthritique, le dérivé savant inflammatoire (1590) du latin inflammare.

Hors du contexte de leur langue source, les mots empruntés apparaissent pleinement en tant que termes – au sens de mots désignant une notion à l’intérieur d’un domaine – dans la mesure où ils ne sont pas motivés dans le système de leur langue d’arrivée, et où l’emprunt se signale par une restriction sémantique par rapport au mot de la langue d’origine. Leur appartenance à un xénolecte sociolectal encore en usage renforce cette perception. Ils sont perçus comme des xénismes, dans la mesure où le discours scientifique est encore majoritairement en latin277, et où les références scientifiques sont des références classiques. Car, si les scripturaires sont en position forte à la fin de la Renaissance en France et en Italie, le latin demeure tenace car prestigieux, comme l’illustre le bilinguisme prudent des intellectuels (cf. Isabelle Pantin (1996 : 54)).

Cependant, le groupe des défenseurs et illustrateurs de la langue française – car c’est en France que la notion qui correspondra à la future sociolinguistique est alors la plus élaborée – n’est pas homogène. Le transfert idéologique d’une langue à un langage évoqué plus haut s’applique pleinement à l’argument de l’accession au plus grand nombre. En opposition avec un Peletier du Mans, un Doron, ou encore un Théodore de Bèze, Louis Meigret fulmine contre les étymologiseurs et leurs réfections savantes, et soutient l’usage commun ; bien plus, Abel Matthieu refuse l’utilisation des termes de l’art pour décrire la langue, et reproche aux lettrés leur enfermement dans des registres spéciaux.

Héritière directe des théories des grammairiens de la Renaissance, la doctrine de l’Usage du 17e siècle accentuera le séparatisme lexical esquissé par Peletier du Mans, puis Abel Matthieu (cf. supra, 6. 3. 1.). Fondement de la doctrine du Bon Usage, la négation de la différence instaure une situation de diglossie, dans laquelle les termes ne doivent paraître que dans leur domaine d’emploi, là où ils sont jugés « toujours forts bons et fort bien reçus » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, préface non paginée, article IX, 3 ; 1647). Ainsi, les Remarques de Vaugelas n’intègrent que les quelques termes que peuvent rencontrer les gens du monde dans le cadre des entreprises de vulgarisation mondaine (cf. infra, 8. 2. 2.).

Vaugelas trouvera en Richelet un héritier de sa doctrine qui introduira néanmoins une approche nouvelle du traitement des lexiques spéciaux : les termes les plus communs sont intégrés dans le corpus du Dictionnaire françois, et les définitions et commentaires ne reposent plus sur la seule théorie de la langue. En effet, Richelet consulte les spécialistes afin de bâtir les articles de son ouvrage. Dans De la critique (1691), l’abbé de Saint Réal concédera que si c’est un « vice de la langue » d’utiliser trop de termes, c’en est un autre de ne pas en employer certains. À la fin du siècle, il est des théoriciens pour s’élever contre l’emploi de périphrases et autres termes généraux qui ne choquent pas l’oreille de l’Honnête Homme, mais alourdissent et ambiguïsent le discours278. Les marques d’usage des dictionnaires mentionnent les termes utilisés dans la conversation courante ; ainsi, Furetière fait référence à un « usage ordinaire » pour le terme hydrographie, ou une possibilité d’emploi « en discours ordinaire » pour le terme ascendant. Cependant, de tels emplois restent marginaux, et ce séparatisme discursif perdure au 18e siècle.

Notes
272.

Les brillantes cours provinciales françaises ne maîtrisent pas le français. Des pays comme l’Allemagne ou l’Italie n’ont pas encore vu leur unification linguistique. Ce partage des eaux est également applicable aux latinistes : si certains travailleurs intellectuels se sentent incapables de s’exprimer en latin, entraînant le passage en langue vulgaire de tout un pan des sciences à visée pratique, certains doctes sont inhibés quand il s’agit de s’exprimer en langue vulgaire. Ainsi, il est des auteurs, qui, comme Montaigne dans les Essais, ou encore Budé dans la préface de l’Institution du Prince, s’excusent du manque de qualité de leur français, langue de l’État qui est loin d’être maîtrisée par tous.

273.

De fait, en l’an 2000, les élèves francophones en général sont très mal initiés à la morpholexicologie orale et écrite des langues de spécialité qu’ils ont à manipuler dans les cours de mathématiques, physique, chimie, histoire, géographie, etc..

274.

ils ne vouloient pas que les disciplines fussent communiquées au populaire, ni que ceux qui apprennent se confians en l’escriture fissent moins de compte de retenir par cueur...et ces causes ont esté approuvées par les principaux philosophes de la Grèce, car ç’a esté l’avis de Pythagore anciennement, & depuis de Socrate, lesquelz n’ont jamais laissé une seule lettre par escrit (Ramus, Traicté, 58 r° v° ; cité par Trudeau, 1992 : 97).

275.

Soulignons l’hommage rendu ici à la reine, qu’il estime être l’instigatrice de la réhabilitation des sciences en France.

276.

D’autant plus que le pouvoir et la profession de juriste oeuvrent plutôt en faveur des langues scripturaires.

277.

Les hellénismes latins font percevoir les termes empruntés au grec comme des éléments du lexique xénolectal.

278.

Il convient cependant de se montrer prudent quant aux rapports que la problématique de l’Honnête Homme entretient avec celle de la langue. Dans les faits, les gens du monde se préoccupent fort peu de lecture et de culture. Les témoignages sur les Honnêtes Gens auxquels nous avons accès sont le fait des rares individus – comme Vaugelas ou Richelet – qui fréquentent le monde tout en ayant des préoccupations culturelles et intellectuelles (Michel Le Guern, communication personnelle).