Chapitre 9
Langue universelle et langue parfaite

La diaspora linguistique conséquente à Babel est considérée dans les traditions biblique, platonicienne, et gnostique, comme contraire à la nature des choses :

‘Dans la genèse, le monde a été créé par la Parole et pour les Stoïciens, celle-ci est la raison immanente du Monde. Dans ce climat, l’activité philologique, loin d’être gratuite, devrait permettre croit-on, d’accéder à des vérités essentielles : pour la pensée mystique, retrouver un langage authentique, celui des origines, pour la pensée réflexive, réunir assez d’informations pour déterminer si le langage humain qui apparaît comme merveilleux n’est pas en réalité susceptible d’une interprétation rationnelle (Matoré, 1988 : 320)285.’

La Kabbale chrétienne estime qu’il est possible de retrouver la langue originelle, à savoir, l’hébreu. Protégé par la tribu des Heber, qui n’avait pas participé à la construction de la tour, il aurait survécu à Babel. La langue hébraïque aurait gardé donc la transparence originelle, et permettrait d’établir un rapport direct entre les mots et les choses. La technique de Paracelse consistait à ne pas partir de l’hébreu parlé, mais de son alphabet, dont la signification intrinsèque se serait perdue ; ainsi, aleph signifierait la spiritualité. Au 16e siècle, Postel avance que la connaissance de l’alphabet équivaut à la connaissance du monde, celui-ci ayant été créé avec les 22 lettres de l’alphabet. Cette conception perdure jusqu’au début de la période suivante. Ainsi, dans son Thrésor de l’histoire des langues de cet univers (1613), Claude Duret reprend dans des termes similaires le Traité des chiffres de son cousin Blaise de Vigenère (1587) : pour lui, l’hébreu aurait été la langue universelle du genre humain. Dans cette langue, les noms attribués aux choses renvoient aux caractéristiques principales de l’objet désigné : ainsi aigle se dit Nescher, de Schor « regarder » et Iaschar « être droit » ; lion se dit Ariech, de Laijsch « arracher » et Iosch « fouler quelque chose » ou Labi, de leb « coeur », et laab « être en solitude »286.

Notes
285.

Pour les néoplatonistes, la réalité est une dégradation de l’unité originelle.

286.

Voir Eco (1994 : 101), mais aussi le célèbre exemple de la cigogne cité par Foucault (1966 : 51).