9. 1. 1. Une pansémiotique et un écran de protection

Les terminologies des sciences de la nature comme les classifications relèvent d’une telle logique287. Les mots et les choses étant perçus comme des signes à deux faces, épistémè linguistique et épistémè scientifique sont indissociables. Cette conception constitue le fondement de la culture alchimique, discipline dans laquelle quête du sens et quête de la connaissance sont indissociées et indissociables. À défaut d’assumer les vertus de la chose qu’il désigne, le mot est un moyen mnémotechnique. Il devient ainsi le signe de la chose : la correspondance entre sept métaux et sept planètes conduit à la création de termes tels que safran de Mars apéritif (carbonate de fer, le fer étant le métal de Mars), lune cornée (chlorure d’argent, l’argent est le métal de la Lune), cristaux de lune (nitrate d’argent). La plupart des maladies sont dénommées en fonction du nom des saints qui les guérissent. L’alchimie, qui, au nom de la correspondance entre les trois règnes de la nature, reconstitue dans ses expériences ces processus vitaux que sont la sexualité et la digestion, comporte de nombreux termes inspirés par les aliments (huile de vitriol, beurre d’arsenic).

L’association des mots aux choses, et donc, à la connaissance, ne peut que jouer un rôle prépondérant dans le maintien des langues classiques comme médium de la communication scientifique, dans la mesure où la transposition dans une langue étrangère ne peut que dénaturer la connaissance288. Le statut spécifique du latin encourage cette conception du signe. En effet, Auroux signale que son apprentissage vise prioritairement l’accession aux textes scientifiques ; cette utilisation lui conférant automatiquement la fonction de langue technique et scientifique, elle entraîne «  ‘peu de distance entre signification et contenu de connaissance’ » (Auroux, 1994 : 119). C.-G. Dubois impute ce phénomène à la théologie qui ne fait pas de différence «‘ entre le dénominatif et l’objet dénommé, si bien que le nom est porteur d’être.’  » (Dubois, 1970 : 39).

D’autre part, faire passer les écrits scientifiques dans une langue accessible à tous revient à donner les clefs de l’équilibre de l’univers à qui ne mérite pas nécessairement un tel privilège :

Les principes cabalistiques appliqués à la langue hébraïque se trouvèrent assez vite étendus par l’occultisme à l’usage des langues vulgaires. Le XVIe siècle a eu le culte du Mot et a senti, infus dans le langage vulgaire, un langage des choses muettes, superstructures métaphysique, théologique, cosmologique du Verbe. L’onomancie, l’anagrammatisme ne sont pas de purs jeux de l’esprit : on croit aux présages inscrits dans les noms, et à un destin dont seraient porteurs les éléments phoniques ou graphiques qui le composent.(...)

‘La valeur signifiante du nom est ainsi hypertrophiée. La lettre, puis le mot renvoient à des idées multiples. Le langage devient protée à formes variables, l’une servant à désigner, l’autre à camoufler, d’autres à suggérer (Dubois, 1970 : 81).’

L’invention de l’imprimerie est également un facteur important dans la résurgence de l’attitude cabalistique. Son rôle dans la diffusion des idées et des connaissances influence l’épistémè. En effet, l’imprimerie est avant tout une prégnance de l’écrit sur l’oral. À une civilisation de la disputatio, du magister, du conteur, où l’oral règle la transmission et la structure de la connaissance, succède une culture de l’écrit. Ce passage du spectaculaire au langagier rend l’accès aux textes plus aisé, voire incontrôlable car sans médiation. Afin d’éviter un essaimage inconsidéré de l’Ars magna, la littérature alchimique se codifie d’autant plus que l’écrit gagne du terrain289. Ce phénomène n’est que le point extrême d’une attitude répandue chez les détenteurs de la connaissance orale, qui tentent d’enrayer la perte de leur pouvoir en maintenant la barrière d’une langue érudite, ou hermétique.

Le choix du latin comme langue de rédaction s’inscrit dans cette logique : les ouvrages écrits en latin, accessibles à la seule élite, sont moins dangereux que ceux rédigés en langue vulgaire. Selon Georges Gusdorf (1969 T. I : 108), qui s’appuie sur La révolution copernicienne de Thomas Kuhn290, les tourments de Galilée sont essentiellement dus au choix de sa langue de rédaction : si, comme Copernic, il avait choisi le latin, il aurait vraisemblablement eu moins de problèmes avec le Saint-Office, qui n’appréciait guère que ses principes soient contredits, et ceci dans une langue accessible à tous. La latinographie des textes scientifiques est donc également à interpréter comme une mesure de prudence291.

Notes
287.

Georges Matoré propose une explication d’ordre méthodologique à ce phénomène :

Incapable le plus souvent de classer rationnellement les phénomènes, la Renaissance se contente de les étiqueter, de leur assigner une place, même si celle-ci a un caractère contingent, résultant d’une simple proximité (mot qui a au XVIe s. le sens de « parenté ») (Matoré, 1988 : 282).

288.

Le latin scolastique constituant un excellent argument dans ce sens. Il convient également de voir dans cette position une influence du nominalisme qui met en étroite liaison la langue et le système des opérations mentales, et où la logique est liée à la grammaire.

289.

L’alchimie s’exprime en langue vernaculaire, mais dans un langage crypté, et demeure majoritairement de transmission orale.

290.

D’ailleurs Copernic, comme le dit Kuhn, « s’était arrangé pour que le livre soit illisible pour tout autre que les astronomes érudits de son temps ». Dédié au pape, l’ouvrage rédigé est en latin, donc inaccessible à la masse, et réservé aux professionnels de la culture, lesquels sont suffisamment immunisés contre les tentations de la nouveauté. L’une des erreurs majeures de Galilée, après le Nuntius Sidereus (1610), texte latin, fut de rédiger en italien les maîtres - livres que sont Il Saggiatore et les Dialogues de 1632. L’admirable prose italienne de l’auteur multiplie le pouvoir de séduction des idées (Gusdorf, 1969 T. I : 108).

Plus loin, Georges Gusdorf signale que les 1000 exemplaires de l’édition de 1543 du De revolutionibus de Copernic ne seront jamais épuisés.

291.

Le malheur de Galilée fut de faire tout ce qu’il fallait pour attirer l’attention. Non seulement il était persuadé qu’il avait raison, mais encore il voulait que tout le monde le sache ; il voulait même que ses adversaires le reconnaissent, car il était fâcheusement dépourvu de cette vertu de prudence dont s’honorèrent un Copernic et plus tard un Descartes (Gusdorf, 1969 T. I : 109).

C’est également la position de Descartes dans une lettre à Mersenne du 27 février 1637 et une lettre datée de Mai 1637 dont le destinataire demeure inconnu. À propos du Discours de la méthode, il indique que le manque de précisions dans sa démonstration sur l’existence de Dieu est à imputer à la langue de rédaction utilisée. Il ne tient pas à semer le doute dans les esprits faibles susceptibles de lire son ouvrage.