9. 2. L’équipement terminologique : une lutte contre l’hermétisme

Cependant, l’épistémè cratylique et kabbalistique va peu à peu jouer en faveur des langues vulgaires, et point alors l’idée que la conceptualisation est moins aisée dans une langue étrangère que dans sa langue maternelle. En 1542, Sperone Speroni avance que les Anciens moulaient directement l’idée sur la langue, ce que ne pourront jamais faire les humanistes, bien qu’ils soient, pour certains, d’excellents latinistes292. Il montre ainsi que le mépris dont souffrent les langues vulgaires, mépris souvent motivé par leur facilité d’apprentissage, constitue un contresens. En effet, celle-ci est un signe de leur transparence, et donc une voie pour approcher au plus près le cratylisme prébabelique293.

Cet argument est repris par Pontus de Tyard, pour qui :

‘le naturel estre toujours en l’homme meilleur que l’artifice : et que chacun exprime en sa langue naturelle plus naïfvement les imaginations de son esprit qu’en un langage aprins (Tyard, dédicace du Second curieux au Roi ; cité par Pantin, 1996 : 52).’

Peletier du Mans, qui s’intéresse aux relations entre langage et intelligence, refuse toute médiation susceptible de faire écran à l’intellection :

‘Car il et certein qu’une langue acquisitive n’antre james si avant an l’antandemant comme la native (Art poétique, 1555 ; cité par Pantin, 1996 : 53)294.’
Notes
292.

On retrouve ici l’argument du lait de la nourrice invoqué par Du Bellay et Dante. Inspirée des travaux de Platon, l’idée qu’il vaut mieux utiliser un langage naturel plutôt qu’une langue artificielle fait peu à peu son chemin. Le projet de vulgaire illustre de Dante est issu de cette pensée : après la division babelienne, les langues ont été reconstruites artificiellement, et même le latin, création idéale, s’est diversifié, devenant peu à peu une langue artificielle qui doit être apprise par l’intermédiaire de la grammaire. En revanche, l’italien s’apprend naturellement. Il suffirait de diminuer la mutabilité intrinsèque de la langue italienne pour obtenir ce vulgaire illustre, langue « parfaite ». Plus tard, Montaigne avance dans ses Essais :

Quant au parler, il est certain que, s’il n’est pas naturel, il n’est pas nécessaire (Montaigne, Essais, I, XII ; 190).

293.

La Renaissance s’achève avec l’éloge de la facilité que fait la Pléiade. Ces arguments, au départ en faveur d’une littérature en langue nationale, sont peu à peu utilisés au bénéfice d’une science rédigée en langue vernaculaire.

294.

Sa proposition de réforme de la graphie française, qui relève de l’écriture phonétique (Dialogue de l’ortografe prononciation françoise, 1550) va dans ce sens.