9. 2. 1. Conceptualisation et langue maternelle

Aux siècles suivants, les progrès de cette discipline que l’on n’appelle pas encore la psychologie vont remettre en question le statut du latin. Au coeur de cette discussion, Locke, bien sûr, puis Diderot, et son Essai sur les études en Russie (1773), Rousseau et l’Émile (1762), qui jugent la didactique latine trop coûteuse en mémoire pour une efficacité limitée, puisque les élèves apprennent des mots dont ils ne connaissent pas ou peu le référent.

D’autre part, la didactique latine est une didactique qui, malgré une finalisation apparente, est conçue comme une fin en soit, une pédagogie abstraite, soupçonnée de scolastique, car par trop rhétorique : dans son Plan pour une université (1775), Diderot déplore l’absence d’un réel enseignement des sciences, celui-ci n’étant, la plupart du temps, qu’un prétexte à discussions métaphysiques. Car c’est en latin que l’on apprend les éléments d’Euclide, qui sont enseignés par un professeur de philosophie.

Cependant, la pensée empiriste et la recherche des processus d’acquisition de la connaissance provoqueront une véritable révolution copernicienne dans le domaine de l’éducation : l’enfant n’est plus comparé à l’adulte, et c’est au contraire l’adulte qui est comparé à l’enfant (cf. Georges Gusdorf (1973 : 147-154)). Celui-ci n’est plus considéré comme un homme en réduction, mais comme l’état zéro de la connaissance et de l’appréhension du monde. L’observation de son évolution servira de champ d’expérimentation et d’observation à la théorie de la connaissance295. L’analyse des processus cognitifs de l’enfant s’avère, au prix d’une transposition, applicable à l’adulte ; dans le domaine de l’éducation, il en résulte que si l’apprentissage en langue étrangère est particulièrement coûteux en efforts intellectuels, il en est de même pour la conceptualisation.

La langue maternelle se conforme aux exigences de la pensée, contrairement aux langues mortes dans lesquelles le raisonnement est inféodé à la grammaire, souligne Leibniz qui estime que l’utilisation des langues mortes n’est qu’une récitation mécanique. Dans les Fragmente ueber die neuere deutsche Literatur (1766-67), Herder démontre qu’il faut utiliser sa langue maternelle pour conceptualiser, le locuteur ayant appris à raisonner au moyen de celle-ci dès l’enfance :

‘Dans l’éducation, nous apprenons les pensées au moyen des mots, et les nourrices qui forment notre langue sont aussi par là nos premières institutrices en logique. Dans tous les concepts sensibles qu’on trouve dans la langue toute entière de la vie ordinaire, la pensée colle à l’expression. (...) La connaissance intuitive en son entier lie la chose au nom. Toutes les explications terminologiques de la sagesse séculière s’en tiennent au nom et toutes les sciences ont connu des fortunes bonnes ou mauvaises de ce qu’on a pensé avec des mots et souvent en fonction des mots. (...) S’il est vrai (...) que nous apprenons à penser au moyen de mots, alors la langue donne à la connaissance humaine tout entière ses bornes et ses contours (Herder, Sur la nouvelle littérature allemande ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 86-87).’

Le latin devient un obstacle épistémologique majeur aux yeux des penseurs, qui sont de plus en plus nombreux à avancer que la meilleure conceptualisation – qu’il s’agisse d’apprenant ou de spécialiste – se fait dans la langue maternelle. Celle-ci est désormais considérée comme le bain linguistique, culturel et cognitif qui préside à la formation de l’entendement de l’individu296. Condillac estime même qu’afin d’être transparentes, les langues doivent être exemptes d’emprunts, et fonctionner par analogie :

‘La langue la plus parfaite seroit celle qui, n’ayant rien emprunté, devroit à l’analogie uniquement toutes les expressions dont l’usage se seroit introduit ; et je crois que cette langue rendroit avec le plus petit nombre possible de mots, le plus grand nombre possible d’idées. Mais, parce que nous avons cru être plus savants, en parlant d’après les langues que nous nommons savantes, nous nous y sommes pris, pour faire nos langues, comme si nous avions voulu faire des jargons. Il nous a paru convenable d’employer dans les sciences des mots qui ne sont pas français, et nous les avons rendues difficiles par la seule difficulté d’en apprendre le dictionnaire (Condillac, Langue des calculs, I, II ; 1798 : 40-41).’

En se fondant sur une épistémologie débarrassée de tout le poids d’un jugement à caractère esthétique, les théories du langage qui apparaissent en cette fin du 18e siècle démontrent que le latin est un outil qui n’a plus de validité tant dans la communication, la transmission, que l’évolution de la connaissance.

Notes
295.

En 1613, une commission réunissant Ratichius, Jungius et Helvicus entreprend une réflexion pédagogique qui se fonde sur la psychologie de l’enfant. Il en résulte une contestation de la tyrannie du latin.

296.

Ainsi, Hegel constate que certains concepts sont absents de la langue allemande parce qu’il n’y a pas de mots pour les exprimer. Il en déduit donc, comme beaucoup de ses contemporains, que l’absence du mot signifie l’absence du concept.