9. 2. 2. De la convention discursive à la notion de terme

L’existence d’une terminologie latine, qui demeurait l’apanage des seules sciences, classait automatiquement le mot dans la catégorie des termes. Toute possibilité de confusion liée à la polysémie était dès lors écartée. Resurgissent alors les débats autour de la justesse du discours.

Cette problématique d’un langage placé au centre de la réflexion sur la transmission des idées remonte au début du 17e siècle :

‘les hommes s’associent par les discours ; mais les mots qu’ils imposent se règlent sur l’appréhension du commun. De là, ces dénominations pernicieuses et impropres, qui assiègent l’entendement humain de manière si surprenante. (...) Mais il est manifeste que les mots font violence à l’entendement, qu’ils troublent tout et qu’ils conduisent les hommes à des controverses et à des fictions innombrables et vaines (Bacon, Novum organum, aphorisme 43 ; 1620 : 112).’

Dans le cas des sciences, ce problème est crucial. La critique de la connaissance doit passer par la critique du langage :

‘Or les mots sont le plus souvent imposés selon l’appréhension du commun et dissèquent les choses selon les lignes les plus perceptibles à l’entendement commun. Mais qu’un entendement plus pénétrant, qu’une observation plus attentive veuille déplacer ces lignes, afin qu’elles soient plus conformes à la nature les mots s’y opposent à grand bruit. De là que de grandes et imposantes disputes entre les doctes dégénèrent en controverses sur les mots et les noms, alors que ce serait montrer plus de réflexion que de commencer par ces controverses (selon l’usage prudent des mathématiciens) et de les ramener à l’ordre par des définitions (Bacon, Novum organum, aphorisme 59 ; 1620 : 119-120).’

Le De l’Esprit géométrique de Pascal (vers 1658, publié par Condorcet en 1776) aborde le problème en ouvrage de logique : tout terme, à partir du moment où il est défini, peut être employé, Pascal ne voyant dans les mots qu’une convention commode qui permet d’alléger le discours en l’abrégeant297. Arnaud et Nicole, s’inspirant de l’auteur des Pensées, ne préconisent l’utilisation de néologismes de forme qu’en l’absence d’autre solution. La néologie passive par spécialisation de sémème demeurant, à leurs yeux, une solution facile à mettre en oeuvre, à ces restrictions près de l’accommodation à l’usage et du respect de l’étymologie. Ils insistent cependant sur la rigueur nécessaire à l’instauration du mot nouveau :

‘Ainsi, ayant compris qu’il y a des nombres qui sont divisibles en deux également, pour éviter de répéter souvent tous les termes, on donne un nom à cette propriété en disant ; j’appelle tout nombre qui est divisible en deux également, nombre pair. Cela fait voir que toutes les fois que l’on se sert du mot qu’on a défini, il faut substituer mentalement la définition à la place du défini ; et avoir cette définition si présente, qu’aussi-tôt qu’on nomme par exemple, le nombre pair, on entende précisément que c’est celui qui est divisible en deux également, et que ces deux choses soient tellement jointes et inséparables dans la pensée, qu’aussi-tôt que le discours en exprime l’une, l’esprit y attache immédiatement l’autre (Arnaud et Nicole, La Logique ou l’Art de Penser ; 1662 : 90).’

En ce qui concerne la néologie ex nihilo, évoquée en dernière extrémité par Arnaud et Nicole, le problème semble plus simple :

‘les hommes ayant une fois attaché une idée à un mot, ne s’en défont pas facilement ; et c’est ainsi que leurs anciennes idées revenant toujours, leur fait aisément oublier la nouvelle que vous leur voulez donner en définissant ce mot : de sorte qu’il serait plus facile de les accoutumer à un mot qui ne signifierait rien du tout, comme qui diroit, j’appelle bara une figure terminée par trois lignes, que de les accoutumer à dépouiller le mot parallélogramme de l’idée d’une figure dont les cotés opposés sont parallèles, pour lui faire signifier une figure dont les cotés ne peuvent être parallèles (Arnaud et Nicole, La logique ou l’Art de Penser ; 1662 : 92).’

L’analyse des propos de ces messieurs de Port-Royal, indique que la néologie de forme sans motivation est préférable à la néologie passive mal motivée.

Le point est majeur pour les deux grammairiens :

‘s’accommoder à l’usage, en ne donnant pas aux mots de sens tout à fait éloignés de ceux qu’ils ont, et qui pourroient même être contraire à leur étymologie ; comme qui diroit, j’appelle parallélogramme une figure terminée par trois lignes (Arnaud et Nicole, La logique ou l’Art de Penser ; 1662 : 92).’

Cette problématique sera reprise par Locke en des termes similaires à ceux de Bacon. Ce sont toutes les ambiguïtés liées à la polysémie que l’auteur de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain met en évidence dans l’anecdote des liqueurs298, anecdote qui lui permet de souligner la nécessité de codifier rigoureusement la langue des sciences :

‘Ce qui ne peut que produire des mécomptes & des disputes, lorsque ces mots sont employés dans des discours où les Hommes font des propositions générales, & voudroient établir des vérités universelles, & considérer les conséquences qui en découlent (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, IX, 18 ; 1755 : 395).’

Le terme ne suffit pas, et, comme l’indique l’exemple précédent, il convient d’en connaître ou d’en définir le sens avec précision, car :

‘quelque savant qu’il paroisse par l’emploi de quelques mots extraordinaires ou scientifiques, il n’est pas plus avancé par là dans la connoissance des choses que celui qui n’auroit dans son cabinet que de simples titres de Livres, sans savoir ce qu’ils contiennent, pourroit être chargé d’érudition (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, X, 26 ; 1755 : 410).’

En effet, c’est le mauvais emploi des mots, leur mauvaise connaissance, qui crée le désordre dans la pensée :

‘Comme la plus grande confusion qui se trouve dans les noms des Substances procède pour l’ordinaire du défaut de connaissance & de l’incapacité où nous sommes de découvrir leurs constitutions réelles, on pourra s’étonner avec quelque apparence de raison, que j’attache cette imperfection aux mots, plutôt que de la mettre sur le compte de notre entendement (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, IX, 21 ; 1755 : 395).’

Il en expose les raisons quelques lignes plus loin :

‘je suis tenté de croire que, si l’on examinoit plus à fond les imperfections du Langage considéré comme l’instrument de nos connaissances, la plus grande partie des disputes tomberoient d’elles-mêmes, & que le chemin de la Connoissance, & peut-être de la Paix, seroit beaucoup plus ouvert aux Hommes qu’il ne l’est encore (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, IX, 22 ; 1755 : 396)299.’

Avec Locke, sont jetées les bases des premières réflexions sur la terminologie300, qui vont peu à peu rejoindre les traditionnelles préoccupations philosophiques sur les rapports entre langage et pensée. Ceux-ci sont explorés, et l’idée que le signe linguistique est un élément essentiel au progrès de la science et de la connaissance fait son chemin. Elle aboutit à la proposition de Condillac qui lie indissolublement langage et science :

‘Ce que j’ai dit sur les opérations de l’âme, sur le langage et sur la méthode, prouve qu’on ne peut perfectionner les sciences qu’en travaillant à en rendre le langage plus exact. Ainsi il est démontré que l’origine et le progrès de nos connaissances dépendent entièrement de la manière dont nous nous servons des signes (Condillac, Essai sur l’origine des connoissances humaines, II, II, IV, 53 ; 1748 : 288).’

Le terme est maintenant placé au centre de la connaissance, et la solution, semble-t-il, trouvée. Mais seule la néologie passive a été évoquée. La spécification du sémème spécialisé actualisé, n’est, dans les faits, qu’une solution discursive. Ulrich Ricken (1984 : 40) signale que les solutions proposées par la Logique de Port-Royal et par Locke demeurent prudentes : la première dissocie la vérité de l’usage et la vérité des choses, privilégiant l’usage au nom de la fonction langagière de la langue ; le second envisage un usage civil et un usage philosophique, autorisant l’usage philosophique des mots dans le contexte scientifique.

Notes
297.

Il convient de noter que Newton n’accorde que peu d’importance à l’imposition d’un terme spécifique à une notion :

au reste, je prends ici dans le même sens les attractions et les impulsions accélératrices et motrices, et je me sers indifféremment des mots d’impulsion, d’attraction ou de propension quelconque vers un centre : car je considère des forces mathématiquement et non physiquement ; ainsi le lecteur doit bien se garder de croire que j’aie voulu désigner par ces mots une espèce d’action, de cause ou de raison physique ; et lorsque je dis que les centres attirent, lorsque je parle de leurs forces, il ne doit pas penser que j’aie voulu attribuer aucune force réelle à ces centres que je considère comme des points mathématiques (Philosophiae naturalis principia mathematica (1687), Définition VIII ; Cité par Koyré, 1968 : 190).

Leibniz s’insurge contre cette pratique, et déplore l’usage inconstant des termes chez les savants (Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1765, X, III, 5).

298.

Je me trouvais un jour dans une assemblée de médecins habiles & pleins d’esprit, où l’on vint à examiner par hazard si quelque liqueur passoit à travers les filaments des nerfs : les sentiments furent partagés, & la dispute dura assez long-tems, chacun proposant de part et d’autre différens argumens pour appuyer son opinion. Comme je me suis mis dans l’esprit depuis long-tems, qu’il pourroit bien être que la plus grande partie des disputes roule plutôt sur la signification des mots que sur une différence réelle qui se trouve dans la manière de concevoir les choses, je m’avisai de demander à ces Messieurs qu’avant que de pousser plus loin cette dispute, ils voulussent premièrement examiner & établir entr’eux ce que signifoit le mot liqueur. Ils furent d’abord un peu surpris de cette proposition : & s’ils eussent été moins polis, ils l’auroient peut-être regardée avec mépris comme frivole et extravagante, puisqu’il n’y avoit personne dans cette assemblée qui ne crût entendre parfaitement ce que signifieroit le mot de liqueur, qui, je crois, n’est pas effectivement un des noms des Substance le plus embarrassé. Quoi qu’il en soit, ils eurent la complaisance de céder à mes instances ; et ils trouvèrent enfin, après avoir examiné la chose, que la signification de ce mot n’étoit pas si déterminée ni si certaine qu’ils l’avoient cru jusqu’alors, & qu’au contraire, chacun d’eux le faisoit signe d’une différente idée complexe. Ils virent par là que le fort de leur dispute rouloit sur la signification de ce terme, & qu’ils convenoient tous à peu près la même chose, savoir que quelque matière fluide & subtile passoit à travers le conduit des nerfs, quoiqu’il ne fût pas si facile de déterminer si cette matière devoit porter le nom de liqueur, ou non : ce qui bien considéré par chacun d’eux, fut jugé indigne d’être un sujet de dispute (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, IX, 16 ; 1755 : 393).

299.

Henri Béjoint (1993 : 198) souligne la double fonction de la définition terminographique, déjà perçue par les auteurs du 17e siècle : la fonction « cognitive », similaire à la définition lexicographique, et dont le but est de faire comprendre un terme inconnu ou mal connu ; la fonction « normative », spécifique à la terminographie, et qui sert à fixer le sens du terme « de façon autoritaire ».

300.

Certes, Bacon soulignait déjà dans le Novum organum que « Les mots sont les tessères des notions » (Bacon, Novum Organum, aphorisme 14 ; 1620 : 104), c’est-à-dire, ajoutent M. Malherbe et J. - M. Pousseur, préfaciers et traducteurs de l’ouvrage, « les marques de reconnaissance dans lesquelles celles-ci s’échangent comme une monnaie et deviennent communes. » (Malherbe et Pousseur, Introduction, 1986 : 23 ; in Bacon, Novum Organum). Cependant, le chancelier anglais n’approfondira pas davantage.