9. 2. 3. La terminologie et l’arpentage de la pensée

Le langage symbolique hérité de la période précédant la révolution mécaniste est donc renvoyé, comme les disciplines auxquelles il est attaché, aux frontières de la charlatanerie : dans son Ars signorum (1661), Georges Dalgarno souligne la nécessité de réformer le langage redondant et ambigu de l’alchimie, quant à Arnaud et Nicole, ils critiquent sévèrement les pratiques des chimistes (La logique ou l’Art de Penser ; 1662 : 92-93). Le peu d’intérêt de Descartes pour les problèmes du langage – lié à la suspicion de celui-ci envers la recherche du terme exact, qui ne doit pas supplanter celle de l’idée exacte, pratique qu’il assimile à celle de l’École (cf. Ferdinand Brunot (1947-1953 b : 525)) – est surmontée.

Au siècle suivant, Leibniz condamne les pratiques lexicales de l’alchimie, de la justice et de la religion (Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, X, 12 ; 1765 : 268-269). C’est d’ailleurs à cette période que les chimistes rejettent le vocabulaire de l’alchimie, qui a pourtant contribué au succès de la discipline. On réalise que les langues sacrées, avec leur mystique et leurs allégories, jusqu’alors considérées comme les clefs pour un monde de connaissance auquel seuls les initiés ont accès, constituent de véritables obstacles épistémologiques :

‘si l’on ne veut renoncer à la vaine science de ceux qui rapportent les mots à des réalités qu’ils ne connoissent pas, il est inutile de penser à donner de la précision au langage. (...) Dans d’autres sciences301 on veut, avec des expressions vagues et obscures, raisonner sur des idées complexes et en découvrir les rapports (Condillac, Essai sur l’origine des connoissances humaines, II, II, II, 20 ; 1746 : 275).’

L’idée que les langues doivent être équipées d’une terminologie rigoureusement définie et définissable est désormais admise. Le respect scrupuleux de ces principes permet d’éviter ou de déterminer les erreurs méthodologiques, mais aussi les expédients malhonnêtes ou les explications ayant recours à l’irrationnel, comme l’avait avancé Locke :

‘il n’y a point de meilleur moyen pour mettre en vogue ou pour défendre des doctrines étranges & absurdes, que de les munir d’une légion de mots obscurs, douteux, & indéterminés (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, X, 9 ; 1755 : 401).’

Philosophes et grammairiens s’octroient alors le droit à la créativité langagière. Quant aux savants, si leurs professions de foi possèdent certaines caractéristiques idéologiques propres au sentiment d’appartenance nationale, c’est parce que la République des Savants constitue une classe virtuelle à laquelle tous aspirent, mais qui, dans les faits, n’existe que dans les déclarations d’intention des doctes. Ceux-ci demeurent avant tout attachés à un État ou à un pouvoir, et les voeux d’allégeance apparaissent assez clairement lorsque l’on lit entre les lignes. Qu’il s’agisse ou non de formules obligées, ces théories infléchissent l’épistémè et la langue, enjeu majeur aux 17e et 18e siècles. Les scientifiques doivent associer le sentiment d’appartenance à un groupe avec le sentiment d’appartenance nationale. Il s’ensuit que la langue utilisée par les savants doit, pour des raisons socioculturelles, se doter de caractéristiques qui lui sont propres.

Ainsi, la chimie – devenue une discipline académique et prestigieuse, utile à l’économie du pays et enseignée à l’université – souhaite se dissocier de l’alchimie, mais aussi du savoir-faire artisanal. Dans ce but, les chimistes réforment leur lexique, qu’ils partagent avec les artisans. Cette langue spéciale, ses réformateurs la conçoivent dès le départ comme un système d’appartenance à la fois distinctif – par différenciation avec les artisans – et identitaire, dont le but est de souder la communauté des chimistes302. Cette tentative est couronnée de succès dans la mesure où la nomenclature chimique de 1787 (due à Lavoisier, Morveau, Fourcroy et Berthollet) est incompréhensible pour les artisans, les droguistes, les parfumeurs, les verriers ou les teinturiers, ce qui permettra à l’Encyclopédie de revendiquer fièrement la situation de diglossie de la discipline. Car il convient de préciser que ces pratiques d’origine sociologique bénéficient une caution scientifique :

‘C’est un avis usé et généralement reçu que celui qu’on donne de prendre les mots dans le sens de l’usage. En effet, il semble d’abord qu’il n’y a pas d’autre moyen, pour se faire entendre, que de parler comme les autres. J’ai cependant cru devoir tenir une conduite différente. Comme on a remarqué que, pour avoir de véritables connoissances, il faut recommencer dans les sciences sans se laisser prévenir en faveur des opinions accréditées, il m’a paru que, pour rendre le langage exact, on doit le réformer sans avoir égard à l’usage (Condillac, Essai sur l’origine des connoissances humaines, II, II, I, 11 ; 1746 : 271).’

Cette originalité des positions de l’abbé provient de ce qu’il différencie clairement le lexique courant, utilisé dans la communication ordinaire, de la terminologie, attachée à la rigueur de la pensée scientifique, et qui, en tant que telle, doit éviter toute interférence liée au sens commun. Les scientifiques trouvent donc la solution d’un sociolecte en langue stato-nationale, mais doté d’un lexique régularisé et adapté à la rigueur scientifique : une langue savante.

Le purisme linguistique du Grand Siècle – qui connaît également des représentants au Siècle des Lumières – va se voir opposer la légitimation théorique de l’innovation linguistique par le sensualisme. Condillac légitime scientifiquement la néologie. Il proposera certes l’utilisation des termes déjà existants pour les faits nouveaux (nous parlerions de néologie passive), mais, en l’absence de signes adéquats, il autorisera la création de signes nouveaux, qui doivent cependant respecter les règles de l’usage. Ces signes nouveaux, il les qualifie d’artificiels plutôt que d’arbitraires comme le veut la tradition. Cette modification terminologique est de taille : elle indique non seulement que les néologismes ne sont pas fondés par caprice, mais par raison, et réhabilite ainsi la création lexicale (cf. Jurgen Trabant (1992 : 125-127)). Ces signes nouveaux et artificiels sont créés par analogie avec les signes naturels, que la nature propose à l’homme pour lui indiquer la voie à suivre. Cependant, les créations humaines sont plus perfectionnées que leur modèle et occupent un rôle moteur dans l’avancée vers le progrès de la connaissance.

Le travail de régulation de la masse lexicale prend alors une dimension nouvelle. L’objectif ultime n’est plus de polir un idiome dans un but purement social, mais de lui donner une meilleure adéquation au monde. Il ne s’agit plus de se livrer à un travail de surface, portant sur le caractère extérieur, socioculturel, de la langue, mais d’agir en profondeur, sur les liens entre le mot et le monde extérieur. En effet, le lexique est dorénavant considéré comme la structure d’affleurement de la pensée, l’index de la perception (cf. infra, 9. 3. 2.). Il devrait donc y avoir isomorphie entre la sphère du langage et la sphère des perceptions. Cependant, le caractère social de la langue transforme la sphère langagière en un système autonome doté de ses lois propres. Celles-ci interfèrent avec les règles d’isomorphies liant les domaines du perceptif au domaine linguistique, et les parasitent. En d’autres termes, la représentation de la représentation303 devient un système automorphique où apparaissent ces représentations de second ordre que sont les significations abstraites, symboliques ou figurées.

La solution vient alors d’une nécessaire réappropriation du langage par le rétablissement de la corrélation entre l’ordre des mots et l’ordre des choses. La néologie est désormais légitimée, et les voies de celle-ci, tracées. Les créateurs s’attellent alors à la tâche :

‘surgissent les fanatiques du verbe, les inventeurs intrépides qui peuvent narguer et offusquer les classiques. Naît une sorte de surréalisme rationnel, en plein XVIIIe siècle, avec une avalanche de locutions bizarres (toujours rigoureuses, néanmoins) qui scandalisent les Académies (Dagognet, 1970 : 15).’

Le 18e siècle voit fleurir les dictionnaires et traités de synonymie qui permettent de se repérer dans le chaos général de la sémantique lexicale. Ce choix éditorial, plutôt que celui de la régulation de l’usage qui avait été adopté au 17e siècle, est le signe comme la cause – les dictionnaires sont des ouvrages tout autant prescriptifs que descriptifs – de la consécration et de la diffusion des néologismes.

De fait, la botanique – bientôt suivie par la zoologie, la médecine et la chimie – ouvrira la voie. Le langage, qui n’est plus seulement un représentant, mais moteur de la pensée, devient inséparable du développement des sciences du classement304 : selon Pitton de Tournefort, le but de la taxinomie n’est plus de décrire la plante, ce qui ne constituerait qu’un redoublement du réel ; désormais, il convient de l’écrire, démarche analytique qui nécessite la délimitation de ses caractéristiques, le choix de celles qui sont jugées les plus importantes, et leur retransmission par un système de signes.

Il choisit la corolle comme critère classificatoire, et répartit les plantes en fonction du nombre de pétales la composant (monopétales, polypétales), et de sa forme (campaniformes « en forme de campanile » (1694), infindibulliformes « en forme d’entonnoir » (1694), cruciformes « en forme de croix » (1694)). Si dans les exemples précédents, le critère formel est explicité dans le terme grâce au substantif juxtaposé, qui remplit ici le rôle de suffixe, la plupart des termes de sa taxonomie ne sont pas aussi explicites. Il réintroduit les suffixes -acées (en français) ou -aceae (en latin) pour désigner les familles de plantes dans des adaptations et des productions et -ées pour désigner les familles et tribus de plantes. La dénomination est alors implicite (labiées « en formes de lèvres » (1694)). Il utilise également les éléments prototypiques de la classe pour dénommer celle-ci (liliacées (1694))305.

Afin de donner aux langues officielles une puissance instrumentale similaire à celle des langues classiques, les savants empruntent leurs principes lexicogénétiques (les formants affixaux) ou leurs termes. Car, devant l’ampleur de la tâche, la solution la meilleure semble être la simple adaptation flexionnelle et phonétique des composés au système de la langue d’arrivée, et la création de nouveaux exogènes savants par analogie avec ceux déjà utilisés. De fait, la composition exogénique classique prend la forme de création ou de continuation de séries paradigmatiques sur le modèle de termes empruntés ou adaptés. Si les compositions exogénétiques existent dès le 14e siècle (cf. supra, 1e partie, chapitre 5 et particulièrement 5. 1.), elles ne prennent une tournure systémique et systématique qu’au 18e siècle avec la création de paradigmes réguliers en sciences naturelles et en chimie (cf. infra, 3e partie, chapitre 10 et 12. 3. 1.)306.

Notes
301.

Autres que l’arithmétique.

302.

Et qui, dans les faits, déchirera le monde de la chimie (cf. infra, 3e partie, 13. 1. 2.).

303.

Dans les théories empiristes du 18e siècle, le langage est la représentation de la pensée, elle-même représentation du monde (cf. infra, 9. 3. 2.).

304.

John Ray est l’un des premiers botanistes à suivre les préceptes de Bacon, au sens où il se livre à l’observation, et abandonne les pratiques compilatoires de ses prédécesseurs. Ce botaniste baconien fit table rase des savoirs antérieurs et entreprit la collection, l’observation, la description, l’identification, la classification des espèces vivantes, et même du non vivant (géologie) ; son Catalogus Plantarum circa Cantabrigiam nascentium (1660) est le résultat de 10 ans d’herborisation autour de Cambridge. Ray qui souhaite que cette méthodologie se généralise, incite les savants anglais à suivre son exemple afin de rassembler les observations ainsi collectées dans une Phytologia Britannica. D’autre part, il collabore avec Francis Willughby afin d’harmoniser les méthodes de la zoologie et de la botanique.

305.

Les sciences naturelles sont particulièrement fécondes et utilisent de suffixes réguliers (-acé, -idie, -ole, -acés, -acées, -ées, -idées, -inées) (cf. annexe 7).

306.

Ces conceptions débordent du domaine de la science, puisque le grammairien allemand Georg Schottel vise un équipement de l’allemand par des voies rationnelles de la morphologie inspiré du système des langues latines et grecques. Son Teutsche Sprachkunst (1641) avance que les mots peuvent être décomposés en radical/suffixe flexionnel et suffixe dérivatif, les lexèmes allemands étant, pour lui, tous monosyllabiques. La conception axiomatisée de la lexicogenèse allemande fait école et se trouve être d’une importance capitale pour l’orthographe. En effet, elle est à la base de la perception étymologique de cette langue, conception aux fondements morphologiques : la Grundrichtigkeit.