9. 3. 1. Véhicularisation raisonnée et expansionnisme linguistique

Le problème dépasse le simple débat philosophique ou idéologique car le déclin du latin, la montée des langues nationales ou simplement officielles rendent de plus en plus difficiles les échanges commerciaux. D’autre part, le climat religieux met nombre de réfugiés sur les routes, et la nécessité d’un outil de communication adapté se fait de plus en plus pressante. Les penseurs étudient les possibilités d’élaborer un moyen de communication graphique direct308 pouvant être lu indifféremment dans toutes les langues, à l’instar des chiffres arabes. Mais les propositions de caractéristiques de Francis Lodwick (Common Writing, 1647) et de Cave Beck (Universal Character, 1657) ne constituent pas une solution satisfaisante pour une meilleure communication. Ce sont les travaux de John Wilkins (Essay toward a Real Character, 1668) et Georges Dalgarno (Ars Signorum, vulgo character universalis et lingua philosophica, 1661) qui mettent pour la première fois en pratique les réflexions nouvelles sur le signe et qui élaborent un système plus ou moins opérant.

Georges Dalgarno, vraisemblablement influencé par Descartes, pratique une partition du monde sur le principe de l’analyse componentielle309. À chacune de ces classes et sous-classes est associée une lettre. Les lettres formant les mots indiquent les noeuds successifs de l’arbre componentiel. L’Ars signorum est complété par un lexique latin/langue philosophique. Cet additif indique que, dans l’esprit du philosophe, la langue latine ne manquera pas de passer le relais aux langues parfaites lorsque celles-ci auront atteint un degré d’achèvement suffisant pour les rendre opérationnelles. Georges Dalgarno est le premier universaliste à supprimer les déclinaisons qui subsistent dans la plupart des autres projets, indice de la forte emprise de la conception universaliste du latin, seule grammaire de référence alors envisagée. John Wilkins adopte une approche différente : il critique les langues naturelles, inadéquates, selon lui, à transcrire les idées abstraites. Il pratique pour cela une analyse des connaissances humaines, des relations abstraites, et des procès logiques. Pour Bertil Malmberg (1991 : 194), son programme constitue un des premiers essais d’analyse sémantique qui ne prennent pas en compte des langues particulières. Ces projets appartiennent à un ensemble de tentatives qui fleurissent en Angleterre et sur le continent, et si le modèle de Wilkins prédomine, c’est celui de Dalgarno que suivra Leibniz310.

Malgré leurs demi-échecs, les pionniers anglais montrent la voie à suivre. La caractéristique renouvelle la réflexion sur la logique et la recherche sur les langues philosophiques – à savoir la partie des langues universelles qui prend en charge la partition du monde – permet de faire progresser la classification scientifique des objets. Cette dernière est d’ailleurs à mettre en relation avec les premières grandes taxinomies naturalistes dont certains créateurs collaborent avec les universalistes.

Le 18e siècle manifeste peu d’intérêt pour les langues universelles, et les grammairiens ne se font plus beaucoup d’illusions sur ces essais infructueux :

On a parlé presque de nos jours d’un nouveau système de Grammaire , pour former une langue universelle & abrégée , qui pût faciliter la correspondance & le commerce entre les nations de l’Europe : on assure que M. Leibniz s’étoit occupé sérieusement de ce projet ; mais on ignore jusqu’où il avoit poussé sur cela ses réflexions & ses recherches. On croit communément que l’opposition & la diversité des esprits parmi les hommes rendroient l’entreprise impossible ; & l’on prévoit sans doute que quand même on inventeroit le langage le plus court & le plus aisé , jamais les peuples ne voudraient concourir à l’apprendre : aussi n’a-t-on rien fait de considérable pour cela (B. E. R. M., article « langue » de l’Encyclopédie).

Maupertuis, en tant qu’homme de science universel, mais aussi en tant que citoyen européen (il fait partie de l’Académie Royale de Prusse) ne peut qu’être intéressé par le projet. Sa Dissertation sur les différens moyens dont les hommes se sont servis pour exprimer leurs idées (1754) résume bien les hésitations et opinions de son siècle : après avoir rappelé les désirs de langue unique des cosmopolites européens, il évalue le sujet et ne voit de solution que dans une écriture universelle utilisée dans les seuls échanges internationaux, système qui ne possède aucun avantage sur la traduction311. Il envisage la langue universelle comme un code (les mathématiques symbolisées : l’algèbre, l’arithmétique ; la musique) qui ne serait possible que dans les seules sciences. Une langue universelle ne pourrait donc remplir toutes les fonctions d’une langue naturelle.

Bien que ce projet ne manque pas d’être séduisant à leurs yeux, les Idéologues – dont l’épistémologie sous-tend que le progrès de l’homme et des sciences doit passer par le progrès du langage – en arrivent à la conclusion de l’impossibilité des langues universelles. Ainsi, dans ses Réflexions sur les projets de Pasigraphie (1800), Destutt de Tracy conclut que les nombreuses irrégularités et éléments irrationnels présentés par les langues ne peuvent être réellement supprimés. Une langue universelle l’étant avant tout par la qualité de ses écrits savants, le latin et le grec sont beaucoup mieux adaptés à la communication internationale. Cette fonction nécessite cependant quelques modifications, à savoir la suppression des irrégularités éliminables, projet épistémologique que les Idéologues appliquaient à toutes les langues.

Mais les projets de langues universelles sont essentiellement mis sur la touche par l’expansion linguistique du français.

Bien qu’il ne faille pas pour autant voir en cette langue le remplaçant direct du latin, un certain nombre de facteurs concourent à la véhicularisation du français. Daniel Baggioni (1997 : 187-188) indique que jusqu’à la charnière des 17e et 18e siècles, période décisive dans le processus de déclin du latin, plusieurs langues constituent des candidates potentielles à la véhicularisation :

  • l’espagnol répandu dans la péninsule ibérique, les possessions des Habsbourg en Europe centrale et les Pays-Bas, l’Angleterre et la France jusqu’au milieu du 17e siècle,

  • l’italien, qui, depuis la Renaissance constitue une langue prestigieuse aux yeux des élites européennes, en Pologne, aux Pays-Bas,

  • l’allemand, langue de la politique et du commerce sur les côtes de la Mer Baltique et en Europe centrale.

Selon Ferdinand Brunot, ce sont Les Nouvelles de la République des Lettres (1684) de Pierre Bayle, organe francophone au service de la correspondance scientifique internationale, qui inaugurent le rôle véhiculaire du français312. Les Lumières, auxquelles il servira de médium assoiront cette position. Cependant, ce phénomène, encouragé par la francophilie de souverains comme Frédéric II de Prusse ou Catherine II de Russie, demeure avant tout circonscrit aux cercles mondains et n’est dû qu’à la place dominante que la France occupe dans le reste de l’Europe. De nombreux journaux et gazettes francophones, diffusés dans toute l’Europe, voient le jour, parfois même hors du territoire français313.

Mais si les idées dont la propagation est assurée par le français sont avant tout celles des Lumières françaises. Tout document qui n’est pas dans cette langue a peu de chance d’être chroniqué, comme il a peu de chance d’être lu. C’est ainsi qu’en Italie, les innovations sont diffusées en français, langue d’ouverture sur les idées nouvelles (cf. Baggioni (1997 : 132)) ; de même, l’Essai philosophique concernant l’entendement humain de Locke a beaucoup plus de lecteurs dans sa version française que dans sa version originale anglaise314. Cependant, il convient de préciser qu’au 18e siècle, le mondain coïncide avec l’érudit. Il est donc peu étonnant que le rôle de langue véhiculaire du français ait touché l’appareil critique. Beaucoup de scientifiques restent fidèles au latin, ou encore hostiles au français.

Les Lumières voient donc naître le mouvement cosmopolite européen, qui, associé à un certain humanisme, mettra à l’honneur la notion de communication entre les peuples, et son corollaire, une langue commune. Mais en l’absence d’un médium consensuel ou opérationnel, le latin reste le meilleur moyen de communiquer au sein de cette communauté d’intention :

‘Toutes les nations de l’Europe conviennent de la nécessité de cultiver une langue qui, quoique morte depuis lontemps, se trouve encore aujourd’hui la langue de toutes la plus universelle ; mais qu’il faut aller chercher le plus souvent chez un prêtre ou chez un médecin. Si quelque prince vouloit, il lui seroit facile de la faire revivre. Il ne faudroit que confiner dans une même ville tout le latin de son pays ; ordonner qu’on y prechât, qu’on y plaidât , qu’on y jouât de la comédie qu’en latin. Je crois bien que le latin qu’on y parleroit ne seroit pas celui de la cour d’Auguste, mais aussi ce ne seroit pas celui des polonais. Et la jeunesse qui viendroit de bien des pays de l’Europe dans cette ville, y apprendroit dans un an plus de latin qu’elle n’en apprend en cinq ou six ans dans les collèges (Maupertuis, Lettre sur le progrès des sciences possible entre savant, 1752 : 399 ; in Porset, 1970 : 112 n.).’

Cependant, le principal problème de ce médium traditionnel demeure son caractère exclusivement écrit. Il s’agit alors de raviver toutes ses fonctions communicationnelles. Si cette opinion est partagée, elle ne suscite pourtant pas l’unanimité :

‘C’est être ignorant ou présomptueux de croire que tout soit vû dans quelques matières que ce puisse être, & que nous n’ayons plus aucun avantage à tirer de l’étude & de la lecture des Anciens;
L’usage de tout écrire aujourd’hui en Langue vulgaire , a contribué sans doute à fortifier ce préjugé , & est peut-être plus pernicieux que le préjugé même. (...) L’usage de la Langue Latine , dont nous avons fait voir le ridicule dans les matières de goût , ne pourroit être que très-utile dans les ouvrages de Philosophie , dont la clarté & la précision doivent faire tout le mérite , & qui n’ont besoin que d’une Langue universelle & de convention. Il seroit donc à souhaiter qu’on rétablît cet usage : mais il n’y a pas lieu de l’espérer. L’abus dont nous osons nous plaindre est trop favorable à la vanité & à la paresse , pour qu’on se flatte de le déraciner. Les Philosophes , comme les autres Écrivains , veulent être lûs , & sur-tout de leur nation. S’ils se servoient d’une Langue moins familière , ils auroient moins de bouches pour les célébrer , & on ne pourroit pas se vanter de les entendre. Il est vrai qu’avec moins d’admirateurs , ils auroient de meilleurs juges : mais c’est un avantage qui les touche peu , parce que la réputation tient plus au nombre qu’au mérite de ceux qui la distribuent (Encyclopédie, Discours préliminaire des éditeurs ; XXX).’

En effet, les Lumières véhiculent également l’idée de progrès. Il en découle la conviction que les langues modernes, en raison de leur postériorité, sont supérieures aux langues anciennes. Ainsi, même si le latin demeure encore partiellement vivant dans certaines de ses aires d’emploi, le caractère inébranlable de son statut n’est plus aussi certain. La forteresse latine connaît quelques failles : s’il ne faut pas se leurrer sur l’universalité de la langue française, son expansion est un révélateur de l’effritement irréversible de l’édifice.

Mais le cosmopolitisme meurt avec le siècle. La réaction allemande contre la culture française et le classicisme auquel elle est identifiée entraîne une répudiation de l’héritage romain dont la France se veut la légataire. Christoph Gottsched est le dernier représentant allemand du goût français, et l’exposé de Rivarol sur l’universalité de la langue française marque la fin d’une époque : celle de l’idéologie universaliste qui transparaît jusque dans l’approche scientifique des langues (cf. Daniel Baggioni (1997 : 194-195)). La Révolution de 1789 met hors jeu la clef de voûte de l’édifice européen, les langues, désormais équipées, n’ont plus besoin d’auxiliaire et les réflexions sur les langues universelles sont déjà revenues à leur première programmatique : fonder un langage plus apte à retranscrire les idées, dont l’immédiateté éviterait toute distorsion des concepts.

Malgré ce bilan négatif, il demeure que rôle de véhicularisation scientifique du latin est remis en question de manière définitive. Comme le déplore Maupertuis, le latin n’est plus une langue parlée depuis longtemps, et son étude n’est une réalité que pour une élite intellectuelle. Le rêve d’une langue savante universelle, s’il ne se réalisera pas, pose la question du partage de la connaissance et du clivage latinophones/non latinophones315 ; est alors fait le constat qu’une langue universelle ne ferait que transférer l’élitisme latin à un autre médium linguistique.

L’anéantissement du rêve universaliste permet l’émergence de la terminologie scientifique systématique (cf. infra, 3e partie) : à défaut d’employer la langue latine, les intellectuels ont recours à l’utilisation de son lexique, auquel ils adjoignent celui du grec, expédient qui constitue une voie moyenne entre la tradition (le latin) et l’innovation (les langues universelles). Se crée alors une morpholexicologie à base gréco-latine, code largement répandu sur la surface du globe, et qui entretient des liens très étroits avec nombre de langues historiques importantes dans les domaines scientifiques et technologiques : le grec, le latin, les langues romanes et germaniques. En effet, ces dernières partagent avec les langues classiques un souci de d’équipement raisonné de leur lexique, afin d’en autoriser le décodage par un apprentissage intelligent316.

Notes
308.

C’est-à-dire associant signifiant et concept sans passage par le signifié, un système symbolique, donc.

309.

Descartes ne croit pas en la langue universelle, mais suggère tout de même à Mersenne, qui se lance dans le projet, que la solution serait dans la délimitation d’« idées simples » combinables permettant d’exprimer tous les types de réalités.

310.

En Angleterre, l’évolution des appellations traduit les ambitions croissantes des universalistes : universal character (caractéristique universelle : simple communication graphique), « effable » real character (caractéristique réelle « prononçable » : les référents sont des choses, et non des sons), universal language (langue universelle), philosophical language (langue philosophique : ensemble structuré de signes iconiques indiquant le genre et l’espèce du référent, encyclopédie taxinomique) (cf. Vivian Salmon (1992 : 408)).

311.

En effet, Maupertuis n’envisage pas la disparition des différentes langues pour autant. Il faudrait alors traduire des langues nationales (ou étatiques) en écriture universelle, et inversement.

312.

Citons également le Journal des Savants de Mézeray et de Sallo (en 1665), le Journal du Palais de Blondeau et Guéret (en 1672), les Journaux de médecine de Blégny (en 1679) et de la Roque (en 1683), l’Histoire des oeuvres des Savants de Basnage (en 1687), la Bibliothèque universelle et historique de Leclerc (en 1668), le Journal de Trévoux (en 1701).

313.

Comme le Journal encyclopédique (1756). Si le Journal des Savants traduit les titres anglais, il ne le fait pas pour les titres allemands, les germanophones connaissant pour la plupart le latin et le français. Il convient également de ne faut pas négliger le rôle de diffusion que jouent les réfugiés français dans les différents pays européens susceptibles de les accueillir.

314.

Car les Lumières sont un article d’exportation, et n’existent en France qu’à titre privé. En raison de leur lutte pour la tolérance et contre l’arbitraire, l’Église et le pouvoir, elles y sont perçues comme un danger pour l’État.

315.

Dans son Academiarum examen (1654), le pasteur puritain Webster concevait déjà la non-participation de l’Université au projet de langue universelle comme un refus de diffuser son savoir.

316.

Cette semi-universalisation qui ne se borne pas à la terminologie, elle la dépasse largement. La lecture d’un journal américain, allemand, voire polonais, est de plus en plus aisée pour qui maîtrise les clefs de décodage.