9. 3. 2. La justification de Babel

La grande affaire du 18e siècle sera l’histoire naturelle. Cette discipline influence la perception de l’homme dans la mesure où celui-ci, en tant qu’être vivant, est classifié, au même titre que les animaux et les plantes, au sein du tableau des espèces. Cette désacralisation de l’être humain parachève le processus de désacralisation de la langue engagé par la perte d’influence des langues savantes. Ce contexte linguistique et scientifique détermine une nouvelle méthodologie : l’étude non hiérarchique des langues, au moyen d’un système de pensée analogue à celui de l’étude du vivant

Les progrès effectués dans l’étude du signe et des rapports langue/pensée mettent en évidence les difficultés liées à la transposition d’un signifié d’une langue dans une autre et débouchent sur la différence d’appréhension du monde :

‘Si l’on trouve les idées si différentes chez des hommes d’un même pays, & qui ont long-temps raisonné ensemble, que seroit-ce si nous nous transportions chez des nations fort éloignées , dont les savants n’eussent jamais eu de communication avec les nôtres , & dont les premiers hommes eussent bâti leur langue sur d’autres principes ? Je suis persuadé que si nous venions tout-à-coup à parler une langue commune, dans laquelle chacun voudroit traduire ses idées, on trouveroit de part & d’autre des raisonnements bien étranges , ou plutôt qu’on ne s’entendoit point du tout. Je ne crois pas cependant que la diversité de leur Philosophie vint d’une autre diversité dans les premières perceptions ; mais je crois qu’elle viendroit du Langage accoutumé de chaque nation, de cette destination des signes aux différentes parties des perceptions : destination dans laquelle il entre beaucoup d’arbitraire , & que les premiers hommes ont pu faire de plusieurs manières différentes ; mais qui une fois faite de telle ou telle manière, jette dans telle ou telle proposition, & a des influences continuelles sur toutes nos connoissances (Maupertuis, Réflexions philosophiques sur l’origine des langues et la signification des mots; XIX ; 1748 : 49-50).’

D’autre part, les travaux des comparatistes instrumentalisent la langue qui devient un outil pour l’étude de l’histoire des peuples ; associée à l’ethnologie, elle devient l’instrument principal de cette discipline jusqu’au 19e siècle317. En se penchant sur la diversité cognitive, culturelle et linguistique, les philosophes concourent au processus d’affirmation des particularismes identitaires et linguistiques, qui trouvent dans la science un argument de poids pour se débarrasser du joug universaliste. Les langues nationales, miroirs des cultures, n’ont plus besoin des langues supranationales, dites de culture.

Notes
317.

Ainsi, le système de parenté génétique de Leibniz s’écroule avec la meilleure connaissance des langues amérindiennes, africaines et asiatiques.