9. 3. 2. 1. Une approche psychologique du langage

C’est à partir de Port-Royal, et sous l’influence de Descartes, que l’approche de la langue va se défaire du cadre normatif de l’Usage et adopter l’angle de la raison. Le but est désormais de découvrir les fondements rationnels du langage humain. Au siècle suivant, la grammaire, désormais générale, n’est plus soumise aux particularismes des langues et de l’usage. Parallèlement, les continuateurs de Locke approfondiront la pensée empiriste qui aborde le langage dans sa dimension psychologique. Bien que les oppositions de méthode entre les deux écoles constituent le débat philosophique majeur du 18e siècle, toutes deux considèrent le langage comme un moyen de connaissance. Les liens entre langage et pensée sont mis en avant : les modalités des langues correspondent à celles de l’entendement.

L’école empiriste prend ses racines dans la philosophie de Bacon, à qui elle emprunte sa méthodologie d’observation, son cadre général et ses procédures : le philosophe anglais, bien que peu versé dans les travaux scientifiques de son temps, préconise les méthodes scientifiques d’observation et de mesure, conteste la généralisation abusive, et libère ainsi la balbutiante psychologie de la métaphysique et de la religion318. En matière de théorie de la connaissance, l’empirisme philosophique sera un continuateur de la pensée de Hobbes, pourtant proche du rationalisme319. En effet, celui-ci associe connaissance et perception, estimant que les mots sont des conventions à caractère pratique, des moyens de maîtriser les idées et leurs combinaisons :

‘la sensibilité et la mémoire se limitent au contingent, toute science vise à établir des relations et des syllogismes universels, des liaisons déductives. L’organe dont la science fait alors usage ne peut rien être d’autre que le mot. Car notre esprit ne peut pas parvenir à une vue déductive des contenus, qui, tels les objets ou les sensations reçues par les sens, nous sont donnés de l’extérieur ; seuls lui sont accessibles les contenus qu’il crée lui-même et qu’il tire librement de lui-même. Or, ce n’est pas avec les objets réels de la nature qu’il jouit d’une telle liberté, mais avec leurs représentants idéels, avec les désignations et les dénominations. Par conséquent, la création d’un système de noms n’est pas seulement une condition préalable à tout système de connaissances, mais, qui plus est, tout savoir véritable se ramène à une telle création de noms, réunis ensuite en propositions et en jugements (Cassirer, 1972 : 83-84).’

Prolongeant les idées de Hobbes, Locke reprendra ce divorce entre le mot et la chose320 : les noms sont des signes de concepts et non des signes de choses, la véritable source du savoir est la sensation. C’est donc une extranéité des idées qu’avance l’auteur de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain : la conscience est vide, contrairement à ce qu’avançait Descartes (idées innées), puis ce qu’affirmera Leibniz (harmonie préétablie). Ce sont l’accumulation des expériences sensibles et la réflexion qui permettent de capitaliser le savoir321. Cependant, la connaissance nécessite un médiateur dont la tâche principale est la transmission des idées (Essai philosophique concernant l’entendement humain, IV, XXI, 4) : cette mission à caractère social sera prise en charge par les mots (Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, V, 3).

Le langage étant le reflet des opérations de l’esprit et de la combinaison des représentations sensibles, l’analyse du langage préfigure l’analyse de la pensée :

‘Et je ne doute point que si nous pouvions conduire tous les mots jusqu’à leur source, nous ne trouvassions que dans toutes les Langues, les mots qu’on emploie pour signifier des choses qui ne tombent pas sous les Sens, ont tiré leur première origine d’idées sensibles. D’où nous pouvons conjecturer quelle sorte de notions avoient ceux qui les premiers parlèrent ces Langues-là, d’où elles leur venoient dans l’esprit, & comment la Nature suggéra inopinément aux Hommes l’origine et le principe de toutes leurs connoissances, par les noms mêmes qu’ils donnoient aux choses ; puisque pour trouver des noms qui puissent faire connoître aux autres les opérations qu’ils sentoient en eux-mêmes, ou quelque autre idée qui ne tombât pas sous les Sens, ils furent obligés d’emprunter des mots, des idées de sensation les plus connues, afin de faire concevoir par-là plus aisément les opérations qu’ils éprouvoient en eux-mêmes, & qui ne pouvoient être représentées par des apparences sensibles & extérieures (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, I, 5 ; 1755 : 323).’

Ce n’est donc pas un rapport direct qui relie le réel à l’idéel, mais une triade réel/concept/idéel. Se pose alors la question de savoir si le concept donne sens au réel, ou s’il le dénature :

‘Car dans ces deux conceptions du langage et de la connaissance322 s’est accompli dans le terme même d’« idée » un décisif changement de signification. D’un côté, l’idée est saisie dans l’objectivité de son sens logique, de l’autre, dans la subjectivité de son sens psychologique (Cassirer, 1972 : 80-81).’

L’idée n’est pas neuve : empruntant cette idée à Épicure323, Bacon, qui se basant sur les similarités des langues hébraïques, latines et grecques, l’avait proposée. Les concepts sont particuliers à la langue d’énonciation, dans la mesure où le langage n’est pas un signe de la réalité, mais de ses représentations :

‘les hommes croient en effet que leur raison commande aux mots. Mais il se fait aussi que les mots retournent et réfléchissent leur puissance contre l’entendement ; effet qui a rendu sophistiques et inactives les sciences et la philosophie (Bacon, Novum organum, aphorisme 59 ; 1620 : 119).’

Locke prolongera la philosophie de Bacon en énonçant, après l’arbitraire du signe linguistique, l’arbitraire de la pensée.

La tradition lockienne perdurera jusqu’au milieu du 18e siècle, époque où le courant sensualiste transférera le rôle de vecteur du langage de la pensée aux sensations. Pour Locke, les modes mixtes324 sont des créations du seul esprit, sans modèle, et sans lien avec la réalité. Ils ne peuvent donc pas avoir d’origine sensuelle. D’autre part, bien que d’origine sensible, la connaissance possède une tendance propre à l’universalité, renforcée et causée par l’universalité du mot ; c’est la notion d’idée générale abstraite :

‘... les mots deviennent généraux lorsqu’ils sont institués signes d’idées générales ; & les idées deviennent générales lorsqu’on en sépare les circonstances du temps, du lieu & de toute autre idée qui peut les déterminer à telle ou telle existence particulière par cette force d’abstraction elles sont rendues capables de représenter également plusieurs choses individuelles, dont chacune étant en elle-même conforme à cette idée abstraite, est par là de cette espèce de choses, comme on parle (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, III, 6 ; 1755 : 329).’

Tout en reprenant la théorie sémiologique de la connaissance, Condillac s’éloignera de la pensée lockienne, et dénigrera le rôle de la réflexion et l’innéisme du système de traitement des informations. Pour lui, l’entendement est constitué de la succession et de la transformation des sensations325. La rupture avec le cartésianisme est consommée. Si Locke voit dans l’entendement un état passif dans un premier temps (il n’y a pas de traitement des sensations simples), puis actif lorsqu’il s’agit de traiter les idées simples (par combinaison en idées complexes), Condillac place le langage en moteur de ce traitement, moteur toujours actif par l’activité de mémorisation du signe qui permet de ramener le signe aux idées, même en l’absence de l’objet. Plus les langues sont riches en signes arbitraires, plus l’homme aura capacité à penser. En effet, sa mémoire et son imagination, constamment sollicitées, seront alors particulièrement affûtées, et sa faculté d’intellection sera par la même particulièrement développée (voir le Traité de sensations et le Traité des animaux)326.

Dans sa théorie, les langues sont considérées comme des instruments d’analyse et de connaissance ; support et outil de fixation des idées abstraites grâce au processus de la routine lié à la communication, la dénomination permet de classer les choses. Le langage donne ainsi un caractère discret au continu qu’est le monde, une successivité au simultané de nos sensations, créant des classes conceptuelles, ordonnant la réalité suivant un processus d’analyse des idées fondé sur la décomposition, la réunion et la hiérarchisation des représentations (cf. Ernst Cassirer (1972 : 93)). Le père des Idéologues inverse ainsi les rapports langue/pensée établis depuis l’Antiquité : l’art de parler conduit à l’art de penser, et la partition du monde pratiquée par l’homme est tributaire du langage.

Le mécanisme de la pensée est commun à toutes les langues, dans la mesure où elle est le fruit des sensations et des processus, particuliers à l’esprit humain, de composition et de décomposition des éléments du réel. Les idiomes se différencient par l’adoption des signes différents et de règles propres, plus ou moins élaborées :

‘Étudier la grammaire, c’est donc étudier les méthodes que les hommes ont suivies dans l’analyse de la pensée (Porset, 1970 : 194-195).’

La vision du langage comme étude préliminaire à l’analyse de la connaissance est poussée à son point ultime : pilier de la connaissance chez Locke, il en devient la source chez Condillac.

Ce point est d’importance pour notre propos, car on conçoit dès lors quelles vont en être les conséquences sur l’étude des rapports langue/pensée : la notion de relativité entre dans la philosophie du langage et dans la théorie de la connaissance327. Nous avons déjà évoqué les liens que Bacon établissait entre langue et civilisation. Locke, dans l’Essai philosophique concernant l’entendement humain (II, XXII, 6 ; III, V, 8), souligne que la traduction des concepts est parfois difficile, ceux-ci étant des créations de l’esprit qui ne sont pas toujours fondées sur des bases sensibles (les modes mixtes). Condillac, en faisant de la routine et de la mémorisation un moteur de l’entendement, élève le langage au rang de phénomène social, et inaugure une pensée qui refuse aux langues le rôle de reflet de la réalité328. Cette pensée sonne le glas de l’universalisme, qui nie les particularités nationales, et inaugure l’ère de l’équivalentisme :

‘La langue, dans cette nouvelle problématique, n’est plus envisagée comme un simple outil de communication perfectionné par le travail des gens d’esprit (Baggioni, 1997 : 199).’

Le langage est désormais le miroir du peuple, réservoir et contenu des littératures.

Notes
318.

Cf. Georges Gusdorf (1969 T. II : 237-240). Ainsi, une grammaire universelle doit se faire par comparaison des différentes langues (avantages, inconvénients) qu’il s’agisse des langues populaires ou savantes, ce qui permet de jeter les bases d’une langue parfaite ou de connaître les hommes et leurs moeurs, leur esprit (Bacon, Du progrès et de la promotion des savoir, VI, 1).

319.

Hobbes a lui aussi une approche scientifique de la théorie de la connaissance, et son épistémologie est fortement influencée par le mécanisme.

320.

Veritas in dicto, non in re consistit (Hobbes, De corpore, I, Computatio sive logica, 3, 7 ; cité par Cassirer, 1972 : 83).

321.

j’entens par RÉFLEXION, cette connaissance que l’âme prend de ses différentes opérations, par où l’Entendement vient à s’en former des idées (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, 1, 4 ; 1755 : 61-62).

322.

I.e, le rationalisme et l’empirisme.

323.

Épicure liait ces variations au climat, à la géographie. Bacon ajouta à cette idée la dimension sociale.

324.

j’appelle modes, ces idées complexes, qui, quelques composées qu’elles soient, ne renferment point la supposition de subsister par elles-mêmes, mais sont considérées comme des dépendances ou des affections des Substances (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, XII, 4 ; 1755 : 119).

Les Idées de Substance sont certaines combinaisons d’idées simples, qu’on suppose représenter des choses particulières & distinctes (Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, XII, 6 ; 1755 : 119).

Un mode est un composé d’idées simples qui n’exprime pas un tout singulier, autonome, mais qui est à considérer comme un attribut de substance (Meyer, 1994 : 10).

325.

Les sensations et les opérations de l’âme sont donc les matériaux de toutes nos connoissances : matériaux que la réflexion met en oeuvre, en cherchant par des combinaisons les rapports qu’ils renferment (Condillac, L’origine des connaissances humaines, I, I, I, 5 ; 1746 : 108).

326.

Concluons qu’il n’y a point d’idées qui ne soient acquises : les premières viennent immédiatement des sens ; les autres sont dues à l’expérience, et se multiplient à proportion qu’on est plus capable de réfléchir (Condillac, L’origine des connaissances humaines, I, I, I, 5 ; 1746 : 108).

327.

Ce qu’on appelle (...) naturel varie nécessairement selon le génie des langues, et se trouve, dans quelques unes, plus étendu que dans d’autres. Le latin en est la preuve ; il allie des constructions tout à fait contraires, et qui néanmoins paroissent également conforme à l’arrangement des idées. (...)

Sur quoi seroit fondée l’opinion de ceux qui prétendent que, dans cette proposition, Alexandre a vaincu Darius, la construction française seroit seule naturelle ? Qu’ils considèrent la chose du coté des opérations de l’âme, ou du coté des idées, ils reconnoitront qu’ils sont dans un préjugé (Condillac, L’origine des connaissances humaines, II, I, XII, 117 ; 1746 : 247).

328.

Pensée qui trouvera ses continuateurs en Humboldt et Herder.