9. 3. 2. 2. Une approche ethnologique du langage

La reconnaissance de la dimension subjective du langage permet de faire apparaître la diversité des appréhensions du monde : cette notion de subjectivité esthétique aura des répercussions dans la philosophie du langage par l’intermédiaire du concept de génie.

Le subjectivisme prend ses racines dans cette « anthropologie » – le terme est de Hume – qu’est l’empirisme. La conception contractuelle de la philosophie morale et politique de Hobbes souligne le caractère arbitraire du langage : le pactum sociale (pour l’administration de la justice), n’a de validité que dans sa coexistence avec le pactum verbale (pour la théorie et l’utilisation du langage ainsi que pour le transfert de la pensée au langage) et le pactum rationale sive philosophicum (doctrine des principes et de l’argumentation).

L’empirisme sémiotique issu de la philosophie du langage de Port-Royal affirme l’arbitraire du signe linguistique, puis, à la suite des travaux de Locke, l’arbitraire de la pensée.

James Harris, dont la programmatique est à rapprocher de celle la Grammaire générale et raisonnée – la recherche des principes universels et identiques à toutes les langues – intègre le critère psychologique à sa classification des langues. Bien qu’en opposition avec les empiristes sur le point des idées innées, il accepte la relativité du langage, et souscrit à une approche intégrant une dimension anthropologique et sociale.

Dans Hermès, ou Recherche philosophique sur la grammaire universelle (1751, traduit par Thurot en 1796), il pose que tout langage est fondé sur des conventions, et n’existe pas à l’état naturel. Les mots ne peuvent renvoyer au monde, car ils seraient alors des noms propres des choses, ce qui empêcherait toute généralisation, et toute communication :

‘Si les mots ne sont pas les symboles des objets extérieurs individuels, il suit, en conséquence, qu’ils sont nécessairement les signes de nos idées ; car il est évident que s’ils ne représentent pas des choses hors de nous, ils ne peuvent représenter que des choses au-dedans de nous (Harris, Hermès, III, 1751 : 318-337 ; cité par Jacob, 1973 : 70-71).’

Les mots sont donc les signes de la pensée individuelle. Avec Harris, la notion d’arbitraire du langage glisse vers l’idée de subjectivité :

‘En ce qui me concerne (...), quand je lis des faits particuliers sur la sensation et la réflexion qu’on veut ainsi m’instruire du processus général qui donne naissance à mes idées, j’ai toujours l’impression qu’il faudrait que je considère l’âme humaine comme un creuset dans lequel, par une sorte de chimie logique, on produirait des vérités, qui, comme n’importe quelle pilule ou n’importe quel élixir, devraient être regardées comme nos propres créations (Harris, Hermès, III, 5, 1771 (3e édition) : 404 ;  cité par Cassirer, 1972 a : 90).’

Cette subjectivité du langage, jusqu’alors attribuée à l’individu, il l’applique à la nation. En effet, celle-ci, comme l’individu, possède des idées qui lui sont propres. Par leur transposition dans la langue, les idées deviennent, au nom de la correspondance entre le modèle et l’original, le génie de celle-ci. Le génie de chaque nation est donc perceptible dans sa langue, ou, en d’autres termes, chaque langue nationale possède un esprit linguistique spécifique.

Herder partage ce point de vue et conçoit le langage comme un constituant de la conscience, qui participe à l’élaboration de celle-ci par l’identité des processus de dénomination et des processus de transformation des perceptions en représentations :

‘Nous pensons dans la langue ; nous aimons avoir une explication de ce qui est présent, ou chercher ce qui ne l’est pas encore. Dans le premier cas, nous transposons des sons perceptibles en mots intelligibles et des mots intelligibles en concepts distincts. Une chose peut être décomposée pour autant qu’on dispose de mots pour rendre ces concepts partiels et une idée peut être expliquée pour autant que de nouvelles combinaisons de mots la placent clairement en lumière. Dans le deuxième cas qui concerne la découverte de nouvelles vérités, celle-ci est une suite souvent improvisée de différentes combinaisons de mots (Herder, Sur la nouvelle littérature allemande, 1767 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 87).’

Le langage n’est donc pas le résultat, mais un outil de la pensée ; il n’en est pas la forme, mais le contenu. Au langage intérieur de la pensée correspond la pensée verbalisée de la langue :

‘Si les mots ne sont pas de simples signes, mais, pour ainsi dire, les enveloppes dans lesquelles nous percevons nos pensées, je dois considérer une langue, en son entier, comme une grande étendue de pensées devenues visibles, comme un immense pays de concepts. Des siècles et une succession de générations ont déposé dans ce grand réceptacle leurs trésors d’idées, si bien et si mal formées qu’elles aient pu être (Herder, Sur la nouvelle littérature allemande, 1767 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 83)329.’

Le langage est donc le réservoir en perpétuelle évolution des idées, et donc, du génie des peuples.

L’idée de génie se diffuse, trouvant des résonances dans certaines pensées locales. Au global rationaliste se substitue peu à peu l’individuel empiriste. Mais la véritable révolution dans la pensée linguistique interviendra avec le courant romantique : à l’universalisme abstrait succédera le relativisme ethnique, au dogmatisme philosophique, la positivité scientifique.

Notes
329.

Plus loin, il parle de « défrichement de l’âme humaine à partir de sa langue ».