9. 3. 3. 1. Langue et nation allemandes

Dès le 14e siècle, des voix s’élèvent pour affirmer le caractère primitif de la langue allemande. Ces idées prendront de l’ampleur avec la pensée de Luther (l’allemand est la langue qui, plus que les autres, rapproche de Dieu), et, en 1533, les Commentaria bibliorum de Konrad Pelicanus soutiennent l’existence d’analogies « évidentes » entre l’allemand et l’hébreu. En 1641, les Frauenzimmer Gesprächspiele de Georg Phillip Harsdörffer avancent une thèse selon laquelle l’allemand serait la langue la plus proche de la langue adamique. Émerge l’idée que le peuple allemand n’ayant jamais été conquis, sa langue est restée pure, préservée de toute influence linguistique liée aux occupations.

Dès le milieu du 17e siècle, on constate une tendance à la politisation et à l’idéologisation de la grammaire allemande. La Guerre de Trente Ans, particulièrement éprouvante pour l’Allemagne, devait faire émerger la notion d’Hauptsprach und heldensprach (langue principale et langue des héros) et l’idée que c’est par la langue (et la littérature) que le pays retrouverait sa dignité. Cette langue nationale inexistante qui constituera un enjeu majeur pour les théoriciens331. L’adoption des idées sensualistes par Herder pour qui « chaque nation parle en fonction de ce qu’elle pense et pense en fonction de ce qu’elle parle » (Herder, Sur la nouvelle littérature allemande, 1767 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 88) donnera une assise scientifique à ce combat linguistique.

La pensée linguistique de Herder ne sera pas seulement génétique, elle fera le lien entre psychologie, anthropologie et histoire. Le philosophe allemand estime que les notions de civilisation, de culture et de langues sont des expressions d’une âme populaire : le facteur d’unité d’un peuple n’est pas la race, mais la langue. En effet, celle-ci étant un des constituants de l’entendement, elle contribue à créer d’une vision du monde qu’elle extériorise, et forme ainsi la culture. La littérature, matérialisation du langage, devient, au même titre que celui-ci, un réservoir de la mémoire, un lien synchronique et diachronique entre les locuteurs.

Les travaux de Herder trouvent un écho dans le contexte politique et culturel de l’époque, qui ne manquera pas d’orienter une certaine réflexion linguistique vers le nationalisme. Les langues, pour reprendre l’expression de Leibniz, sont les plus anciens monuments de l’humanité. D’où il découle que les langues pures sont celles qui représentent le mieux le génie des peuples, et inversement, que les langues issues d’influences linguistiques diverses ne peuvent transcrire fidèlement une vision du monde, dans la mesure où elles intègrent des éléments étrangers au terrain cognitif du locuteur332. Ces créoles, comme nous dirions actuellement, rompent de surcroît le lien diachronique et synchronique qu’entretiennent les locuteurs d’une nation333.

L’Allemagne elle-même souffre de ce phénomène :

‘ ... la dissociation ne touche pas seulement les provinces et les districts, elle touche aussi les classes sociales dans la mesure où, depuis un siècle, les classes prétendument supérieures ont adopté une langue totalement étrangère, ont eu un faible pour une éducation et un mode de vie étrangers. C’est en cette langue étrangère que, depuis un siècle, sont menées dans ces classes les conversations de l’échange social, que sont conduits les pourparlers d’État à État ainsi que les commerces amoureux, que s’échange la correspondance publique et privée, au point que celui qui savait écrire quelques lignes devait le faire en italien, dans un premier temps, et, par la suite, en français. Celui à qui on parlait allemand, c’était le serviteur, le domestique. Aussi la langue allemande a-t-elle perdu par là la plus importante partie de son public ; pire encore, les classes sociales se sont tellement dissociées dans leur mode de penser qu’il leur manque en quelque sorte un organe commun à qui confier leurs sentiments les plus intimes. (...) Sans une langue territoriale et maternelle commune dans laquelle toutes les classes sociales sont reconnues comme les rejetons d’un même arbre et reçoivent une même éducation, il n’est plus de véritable intelligence des coeurs, de formation patriotique commune, de communication ni de communion des impressions, de public propre au pays de ses pères (Herder, Lettres sur l’avancement de l’humanité, Lettre 57, 1767 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 100-101).’

Pour le bien de la nation, il faut donc chasser les langues étrangères, mais aussi tous les mots qui se sont immiscés dans l’usage. Cependant, alors que la pensée de Herder a pour objet initial de donner une égalité des chances aux langues, l’argumentation du philosophe tombe vite dans les travers qu’il dénonce chez ses contemporains : par une liaison génétique fantaisiste («  ‘La langue allemande, sans mélange d’autres, puisant ses floraisons dans sa racine propre, demi-soeur de la langue la plus accomplie, la langue grecque ’»), il pratique une hiérarchisation des langues ‘(« la langue allemande a cette même capacité qui la distingue de toutes les langues filles du latin, et même de la langue anglaise ’»), et dénigre les langues étrangères   ‘La langue française (...) langue éternellement infidèle, ce qu’elle dit, elle ne peut le dire qu’à sa manière, c’est-à-dire de manière fort déficiente ’») (Herder, Lettres sur l’avancement de l’humanité, Lettre 100 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 105)334.

Une chasse aux mots étrangers se développe à partir de la seconde moitié du 18e siècle allemand. Ainsi, le point extrême de cette pensée est atteint avec La république allemande des savants (1774) de Friedrich Gottlieb Klopstock. Dans cette utopie, le pouvoir exécutif est confié à une élite de savants dont l’une des tâches est de protéger la culture de l’imitation des étrangers, et de la culture française en particulier : tout emploi des mots ou de langues étrangers, et particulièrement du latin, est puni par la loi. L’inféodation de Wieland335 à la langue française est la cible des attaques de Lessing :

‘...à tous moments, il fait trébucher le lecteur sur un mot français – lecteur qui se trouve alors bien en peine de savoir s’il est en face d’un écrivain contemporain ou d’un auteur de l’époque galante de Christian Weizen. Licens, visiren, education, disciplin, moderation, eleganz, aemulation, jalousie, corruption, dexterität, et encore cent autres mots de cette sorte – qui ne disent rien de plus que les mots allemands – suscitent le dégoût, même chez celui qui est rien moins qu’un puriste. Monsieur Wieland va même jusqu’à parler de linge (Lessing, Lettre sur la littérature moderne, Quatorzième lettre : De la langue de Wieland, 1759 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 71).’

Aux yeux des théoriciens du génie des langues, les langues mortes ne sont pas le seul obstacle épistémologique. En effet, dans la mesure où chaque nation possède une vision du monde qui lui est propre, toutes les langues étrangères entravent le savant dans son travail de conceptualisation :

‘La langue est (...) la forme des sciences, forme non seulement dans laquelle, mais aussi en fonction de laquelle les pensées prennent figure (Herder, Sur la nouvelle littérature allemande, 1767 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 86).’

Notes
331.

Parmi eux, signalons Kircher et Schottel.

332.

Herder compare ce type de langues à un cerbère à neuf têtes, dont chacune penserait et parlerait de sa manière propre (Lettres sur l’avancement de l’humanité, Lettre 3).

333.

Voir à ce propos les théories de Humboldt (cf. infra, 3e partie, 11. 1. 1.).

334.

Les raisons de son attaque contre la langue française sont claires, mais Herder remplace ici une servilité par une autre : rejetant le latin dont sont issues, estime-t-il, la plupart des langues d’Europe, il fait voeu d’allégeance au grec.

335.

Christoph Wieland est l’auteur du premier roman en langue allemande.