9. 3. 3. 2. La terminologie : un enjeu stato-national

Dans un contexte où la langue nationale est un enjeu politique, la terminologie, jusqu’alors en marge du débat linguistico-politique, occupe une place centrale. La révolution mécaniste, la domestication des milieux scientifiques par le pouvoir, l’enjeu qu’est devenue la science sur l’échiquier européen, entraînent non seulement l’utilisation des langues stato-nationales dans les académies scientifiques, mais font émerger l’idée qu’une langue stato-nationale ne peut être jugée comme aboutie que si elle est capable, comme l’affirmait l’Académie Française dans sa déclaration d’intention, de traiter toutes les réalités des sciences et des arts. Les savants du 17e siècle sont prosélytes et ils tentent de rendre leur domaine socialement acceptable en mettant en avant les activités et domaines qui ne s’expriment pas en latin. Cette forme de propagande aura le succès que l’on sait : la vogue de la vulgarisation scientifique dans les salons et dans les cours royales, et, au siècle suivant, l’Encyclopédie (cf. supra, 8. 2. 2.). Condillac n’hésite pas à déclarer que ‘« les langues les plus riches sont celles qui ont beaucoup cultivé les arts et les sciences » ’(De l’analyse du discours, II ; 1775 : 167).

Leibniz (dans son Exhortation à l’adresse des allemands (environ 1682-1683)) fait l’inventaire des causes ayant entravé l’unité linguistique allemande, et déplore l’engouement des doctes et des lettrés pour les langues étrangères. L’allemand se trouve par conséquent privé de l’équipement nécessaire à l’expression des idées abstraites :

‘la sûreté de l’esprit et l’acuité des pensées, la maturité du jugement, la finesse de la sensibilité à l’égard de ce que, bien ou mal, on ressent, sont encore loin chez nous d’avoir atteint parmi les gens l’extension qu’on constate chez les étrangers dont la langue maternelle bien entraînée stimule, à la manière d’un verre soigneusement poli, l’acuité de l’esprit en conférant à l’entendement une clarté lumineuse (Leibniz, Exhortation à l’adresse des allemands, 1682-1683 ; Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 57).’

Leibniz, qui poursuit l’oeuvre de Georg Schottel (cf. supra, 6. 3. 2. 2.), se propose de démontrer la pureté de la langue allemande et de favoriser l’essor culturel de son pays au moyen d’un glossaire bâti sur l’étymologie. Bien qu’auteur d’expression latine et française (en raison de ses activités universalistes, car il se sent citoyen du monde), il déplore (en tant qu’écrivain germanique et patriote) que l’allemand n’ait pas encore acquis un équipement scientifique et littéraire à l’instar du français et de l’anglais336. En effet, il envisage la langue nationale comme un outil de propagation de la science et de lutte contre la barbarie.

Inversement, l’indigence de l’allemand n’encourage pas les auteurs à adopter une voie nationale, et Leibniz écrit lui-même, à regret, en latin ou en français. Le public adopte une attitude similaire, et ne croit pas en une littérature nationale337. Les rapports entre langage et pensée étant réflexifs, l’absence des termes dans la langue, ou encore l’emploi d’une langue étrangère pour exprimer sa pensée rendent la nation incapable d’accéder à l’autonomie conceptuelle :

‘Ainsi sommes-nous, dans les domaines qui concernent l’entendement, tombés déjà dans une grande servitude et nous voyons-nous contraints par notre cécité de régler notre manière de vivre, de parler, d’écrire, voire de penser, sur la volonté étrangère (Leibniz, Exhortation à l’adresse des allemands, 1682-1683 ; Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 57).’

Ardent patriote, l’auteur des Nouveaux Essais sur l’entendement humain multiplie les projets d’académie, de programmes scolaires. Il justifie cet investissement institutionnel dans son Exhortation à l’adresse des allemands 338 :

‘... nulle amélioration ne saurait être espérée en cette affaire aussi longtemps que nous ne faisons pas servir notre langue à l’exercice des sciences et des matières essentielles, ce qui est le seul moyen de lui conférer une haute dignité auprès des étrangers et de couvrir une bonne fois de honte les Allemands coupés de l’appartenance allemande (Leibniz, Exhortation à l’adresse des allemands, 1682-1683 ; Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 58).’

Herder fonde sa défense de l’équipement endogène de la langue scientifique sur la notion de vision du monde :

‘La langue est-elle l’instrument des sciences ? Alors, un peuple qui aurait eu de grands poètes sans une langue poétique, des prosateurs subtils sans une langue flexible, et de grands penseurs sans une langue rigoureuse est un non sens. Qu’on mette à l’épreuve de traduire Homère en hollandais sans le travestir, de rendre dans la langue des Lapons les grivoiseries de Crébillon, et de restituer Aristote dans une de ces langues sauvages qui n’offrent aucun asile aux concepts abstraits. Qui dira qu’on ne trouvera pas dans chaque domaine des sciences des pensées et des écrits qui restent intraduisibles dans telle ou telle langue ? (Herder, Sur la nouvelle littérature allemande, 1767 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 80).’

Le combat de Herder n’est plus celui de Leibniz – à savoir la défense de l’image de la nation à l’étranger, ou encore la quête d’une indépendance intellectuelle –, il dépasse de très loin celui de son prédécesseur, car il en va de la pensée scientifique et de l’essor de la science :

‘On ne saurait croire à quel point la nôtre est indigente, et jusque dans les instruments indispensables, surtout si l’on considère l’instrument d’après sa fonction interne, comme instrument des sciences (...). Car la plupart de nos nombreuses sociétés allemandes n’ont jamais songé, même dans leurs rêves, à cette noble entreprise qui consiste à faire de sa langue le parfait instrument des sciences, fût-ce pour s’en tenir au travail mécanique exigé par cette tâche (Herder, Sur la nouvelle littérature allemande, 1767 ; in Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 82).’

Les arguments psychologiques sont les plus souvent employés – en un siècle, la pensée sensualiste avait montré l’importance du signe linguistique dans la conceptualisation – mais les arguments à caractère social ne sont pas délaissés pour autant. Les stratégies d’intimidation de certains penseurs sont sévèrement critiquées :

‘Quant aux lettrés qui chez nous ont témoigné un vif intérêt à cette oeuvre339, leur nombre est très réduit, soit que certains d’entre eux aient cru que la sagesse ne pouvait se vêtir que de latin et de grec, soit que plus d’un ait craint de voir leur non-savoir, masqué sous de grands mots, découvert aux yeux du monde.(...) En Allemagne, on a jusqu’ici trop sacrifié au latin et à l’artifice, trop peu à la langue maternelle et à la nature, ce qui a entraîné des effets nocifs. Car les lettrés, n’écrivant pratiquement que pour les lettrés, s’en sont trop tenus le plus souvent à des sujets sans la moindre portée...(Leibniz, Exhortation à l’adresse des allemands, 1682-1683 ; Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 56-57).’

Cette situation de diglossie est aussi facteur de division dans la nation :

‘Quant à l’ensemble de la nation, il en est résulté que ceux qui n’ont aucune compétence en latin ont été pour ainsi dire exclus de la science (Leibniz, Exhortation à l’adresse des allemands, 1682-1683 ; Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 57).’

Cette idée est reprise par Fichte en 1808 dans les Reden an die deutsche Nation. Les langues vivantes possèdent une dimension sociale que ne possèdent pas les langues mortes : elles sont communes au peuple et aux érudits, et comblent ainsi le fossé qui existe entre les classes sociales, contrairement aux langues mortes, qui ostracisent.

Car il est vrai que la diffusion de la pensée par des textes écrits en langue vernaculaire va changer le climat intellectuel par l’entrée dans le domaine public des discussions jusqu’alors réservées aux initiés.

L’épistémè médiévale et renaissantiste, en associant indissolublement langage et connaissance, associe les disciplines à leur médium linguistique. Cependant, si dans un premier temps cette association joue en faveur du latin, langue de savoir depuis la chute de la Romania, dès l’aube de l’âge classique, elle oeuvrera en faveur des langues stato-nationales. La langue maternelle est désormais celle qui favorise l’intellection. Avec l’inversion des rapports langue/pensée, ce discours trouvera une légitimation scientifique. Le nationalisme linguistique trouvera dans cette association une justification nouvelle. L’arbitraire du signe fait peu à peu émerger l’arbitraire de la pensée, celle-ci étant profondément attachée à la langue dans laquelle elle s’exprime. La liaison des mots aux choses passe du statut de clef de décodage du monde à celui de clef de codage de celui-ci : les mots, qui concouraient à comprendre le monde, servent désormais à le penser.

Ces conceptions épistémologiques se doublent de vues socio-linguistiques. Le latin, en tenant les théories scientifiques éloignées du public, est moins dangereux pour les idées véhiculées par les textes sacrés. La latinographie des auteurs constitue donc une mesure de préservation, tant personnelle que scientifique (cf. supra, 8. 1. 3.). Mais le glissement du pôle de gravité des sciences vers l’État ne nécessite plus de telles précautions. Bien plus, la mutation de l’épistémè, la conception philanthropique de la science et les doctrines sociales les feront passer pour suspectes et antisociales.

Cependant, avec l’incursion des vernaculaires dans le champ scientifique émergeront les problèmes liés à la justesse du discours et aux interférences entre discours courant et discours scientifique. Le problème, qui ne semble posséder que peu d’intérêt pour les philosophes et grammairiens du milieu du 17e siècle – période où le latin possède des assises encore solides – sera posé pour la première fois par Locke, à la fin du siècle. Mais les solutions proposées, avant tout discursives, tendent à écarter la néologie, que le poids des doctrines esthétiques et sociales et la sacralité conférée au langage rendent pernicieuse.

C’est seulement un demi-siècle plus tard que les réticences à l’encontre des néologismes seront surmontées grâces aux théories sensualistes et à Condillac qui apportera une solution : la néologie n’est pas arbitraire, elle est artificielle. Les procès faits à la cabalistique langagière du savant, symbole de son égoïsme social, ne sont plus de mise : les créations lexicales du savant ne sont pas le fruit de caprices, mais le signe du progrès constant de la pensée, qui concoure au progrès de la science, et donc au bien être de l’humanité. En effet, à l’instar de la connaissance, le langage procède par capitalisation.

Bien plus, celle-là ne peut progresser sans celui-ci, et refuser toute évolution de la langue revient à barrer la route aux progrès de la connaissance. Port-Royal a montré les irrégularités du langage, et mis en avant l’analyse scientifique des phénomènes langagiers ; les recherche en matières de langues universelles ont défriché les systèmes symboliques et les tentatives de sémantiques omnicompréhensibles, comme elles ont mis en évidence la nécessité de partifier et hiérarchiser le monde. Le langage transparent n’est plus à rechercher, mais à construire.

Si les signes artificiels – au sens large, c’est-à-dire les termes crées de manière consciente – sont supérieurs aux signes naturels, c’est parce que calqués sur ceux-ci, ils en écartent les irrégularités. La voie de l’analogie satisfait les partisans de la tradition (reprise des paradigmes classiques) et de la modernité (équipement). Par la construction d’une langue raisonnée, c’est-à-dire d’un lexique dont les termes répondent aux lois de la rationalité, les scientifiques construisent une langue savante dont la morpholexicologie gréco-latine signale leur appartenance à une lignée latinophone comme elle satisfait les nécessités de communication internationale. Elle leur permet également de conjuguer appartenance linguistique et distinction sociolectale. La voie moyenne adoptée comme une forme de status quo entre nationalistes et savants est une terminologie calquée sur celle des anciens, reprenant ainsi la voie et la méthode léguées par ceux-ci. Cependant, si les progrès des recherches en matière de langage oeuvrent en faveur de la néologie, ils facilitent également la différenciation nationale, et conduisent, en dernière limite, à un purisme qui rejette toute forme d’emprunt. Quoi qu’il en soit, la brèche est ouverte, et les puristes, en cette fin de période moderne, n’ont d’autre choix que de s’offusquer ou de calquer les exogènes savants gréco-latins, ce qui, en matière d’indépendance linguistique, ne constitue qu’un faux-semblant.

Notes
336.

On lui doit les termes analysis situ (actuellement topologie), functio « fonction », et nombre transcendant (en français).

337.

Or, privés encore, nous Allemands, de ce merveilleux avantage, comment nous étonner qu’en tant de domaines et singulièrement dans les sujets où l’entendement doit avoir une certaine virtuosité, nous soyons surpassés par les étrangers ? C’est pourquoi notre nation reste comme enveloppée dans un sombre nuage, et non seulement la nation, mais encore ceux qui possèdent un esprit exceptionnellement pénétrant et qui, ne trouvant pas sur place ce qu’ils cherchent, vont le chercher lors de leurs voyages dans les livres écrits par des Italiens et des Français, ce qui les conduit à éprouver comme un dégoût des écrits allemands et à n’aimer et à estimer que l’étranger, incapables même de croire que notre langue et notre peuple soient susceptibles d’un sort meilleur (Leibniz, Exhortation au peuple allemand, 1682-1683 ; Caussat, Adamski, Crépon, 1996 : 57).

La pensée rationnelle de Leibniz subit l’influence de la philosophie anglaise, et la notion de réflexion, qui est assimilable à la définition qu’en donne Locke, implique une connexion entre langage et pensée : le signe n’est pas un simple support de la pensée, il est aussi un moyen d’extériorisation de celle-ci, un instrument qui sert à sa formation dans la mesure où la pensée humaine, imparfaite, ne peut se passer des signes, contrairement à l’entendement divin :

je crois en effet que sans le désir de nous faire entendre, nous n’aurions jamais formé de langage ; mais étant formé, il sert encore à l’homme à raisonner à part soi, tant par les moyens que les mots lui donnent de se souvenir des pensées abstraites, que par l’utilité qu’on trouve en raisonnant à se servir de caractères et de pensées sourdes ; car il faudrait trop de temps s’il fallait tout expliquer et toujours substituer les définitions à la place des termes (Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, I, 2 ; 1765 : 214).

Nous constatons ici l’influence de la pensée de Leibniz sur Herder.

338.

Cette prise de position explique pourquoi seuls les scientifiques français et allemands s’expriment en langue stato-nationale, alors que les chercheurs suédois, italiens et hollandais et une partie des scientifiques anglais utilisent le latin aux 17e et 18e siècles. Cette tradition remontre à Paracelse qui écrivit en allemand ; par la suite, Stahl produit une nomenclature qui mêle le latin et l’allemand (cf. Marco Beretta (1996 : 115)).

339.

Les fruchbringende Gesellchaften.