Conclusion de la deuxième partie

Comme le souligne Lucien Febvre (1942 : 419), le 16e siècle est un siècle qui veut croire. Croire en l’unité, la permanence des croyances et des idées, ce qui permet aux humanistes de mettre Platon et Hermès Trismégiste à la mode chrétienne. Croire en la possible pérennité du latin malgré les siècles écoulés depuis la chute de la romania, croire également en la supranationalité de la communauté intellectuelle, alors que la peregrinatio academica ne profite qu’aux grandes universités, que la querelle du libre arbitre déchire les humanistes, que le respect des canons cicéroniens divise les latinographes, et que les protestants sont loin d’adhérer au merveilleux chrétien des humanistes. Croire que la puissance royale passe par une langue unique, alors que durant le Moyen Âge, le plurilinguisme du territoire français était un symbole de l’étendue de cette même puissance royale. Le 16e siècle veut croire, mais aussi faire croire : faire croire, comme les intellectuels humanistes, en une vitalité du latin classique dans le but de se différencier des scolastiques, faire croire en une intercompréhension alors que Ramus souligne les difficultés liées à la communication latinophone. Faire croire en une unité nationale alors que seuls les intellectuels, qui ont tout avantage à adhérer à cette idéologie, sont sensibles au sentiment d’appartenance territoriale. Faire également croire en une unité linguistique, alors que seuls les travailleurs intellectuels dominent la langue de l’État-nation.

Le caractère discret de l’écologie renaissantiste s’oppose donc à celui, continu, qui caractérise la vision du monde adoptée par les intellectuels. La conjonction du continu philosophique et du réel discret explique une ascension des langues vulgaires parallèlement au maintien du latin. Ces mêmes intellectuels – philologues ou promoteurs des langues vulgaires –, en recherchant la permanence et l’unité, oeuvreront cependant au fractionnement social par reconstruction du latin classique et la construction des langues standards. En effet, le latin ressuscité a clairement pour volonté de dissocier ses utilisateurs des universitaires scolastiques. Mais par contrecoup, il découragera toute une classe d’utilisateurs qui se tourneront vers les langues scripturaires, autres concurrentes du latin pratique utilisé par les professions libérales. Cernée par le double front des langues savantes nouvelles, cette lingua franca disparaîtra.
Les intellectuels anti-romains, en se créant un nouvel espace linguistique différencié de celui des scolastiques – le latin classique ou les langues communes – entraînent dans leur sillage les professions libérales, qui, si ce n’est la médecine, adoptent d’autant plus facilement les langues vulgaires qu’elles en sont souvent à l’origine.

L’édification des langues stato-nationales ne peut donc constituer une rupture avec le latin, l’émancipation envers le modèle antique n’étant que virtuelle : les apologues des langues vulgaires démontrent la dignité de celles-ci en latin, par une argumentation prouvant leur proximité avec la langue mère, ils équipent les langues en puisant dans le fonds lexical de la latinité, et se réfèrent à la langue de Cicéron pour les évaluer. Les intellectuels versés dans les domaines de la langue sont des latinographes, ardents admirateurs des textes anciens. Comment pourraient-ils faire autrement ? L’expression conceptuelle comme l’accès à la connaissance passent par ce médium. Ainsi, jamais les scripturaires n’arriveront réellement à prouver leur supériorité ou leur égalité sur les langues classiques.

Sur beaucoup de points, l’âge classique poursuit le travail amorcé durant la période précédente : assise des États mise en place à la Renaissance, nationalisation des réunions informelles d’érudits en académies d’État, accentuation de la diminution progressive des aires d’emploi du latin, celui-ci passant du statut de langue parfaite à celui de langue véhiculaire. La langue commune, après avoir assuré son implantation à l’intérieur de son territoire, annexe peu à peu les domaines de la langue de Rome, laissant à cette dernière les fonctions attachées à sa supranationalité. Ce gain en fonctionnalités discursives des langues des États passe donc, entre autres, par l’accession au statut de langue scripturaire de la science. Ce point est loin de n’être qu’un passage obligé de la nationalisation de la culture. La révolution mécaniste fait de la science un nouvel enjeu politique et économique, et, à la fin du 17e siècle, les centres scientifiques les plus féconds sont les académies des sciences et non celles des arts. La vulgarisation de la science constitue le point de convergence de la volonté d’assise du pouvoir, des doctrines esthétiques et de la lutte contre l’Université, point d’appui de la papauté.

Les États trouvent dans les classes bourgeoises, qui sollicitent l’accès au savoir comme la reconnaissance sociale, un nouvel allié susceptible de relayer leur action :

‘Mais, sans la seconde révolution techno-linguistique, les sciences modernes de la nature n’auraient pas été possibles sinon dans leur origine, du moins dans leurs conséquences sociales. La science médiévale, en effet, est une affaire de clercs, elle peut avoir pour vecteur une langue abstraite et différente de celle de la vie de tous les jours. La nouvelle science diffuse dans la société et met en cause une masse de chercheurs encore jamais atteinte. L’un des phénomènes les plus représentatifs de la vie moderne est le mouvement des Lumières : à l’idée de progrès de l’humanité apporté par le développement scientifique et culturel se joint l’idée que ce progrès doit être distribué dans toutes les couches de la société. L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot se conçoit dans une société monolingue, à la rigueur dans un espace multilingue où la langue d’une nation domine sur les autres, mais certainement pas dans une situation de diglossie où le savoir ne peut, par définition, être propriété commune (Auroux, 1994 : 72).’

Une langue, un État, une nation pourrait-on dire d’une période qui voit, en France, l’éradication des patois, au nom de l’unité territoriale. Comme le souligne François Dagognet, la chimie française du 18e siècle doit davantage aux juristes qu’aux clercs :

‘Déjà, au temps de Lavoisier, l’idiome a été auréolé et sanctifié, mais le néologisme traduit moins les choses que la théorie d’une École et la politique d’une nation (Dagognet, 1969 : 92-93).’

Cependant, le discours officiel est loin de la réalité des faits : les langues des États ne sont pas encore les langues nationales, et il est des langues nationales qui ne possèdent pas d’État ; ce stade atteint, dans certains pays, les situations de diglossie perdurent jusqu’au 20e siècle. D’autre part, faire des scripturaires le médium des sciences ne signifie pas pour autant que les textes soient accessibles au plus grand nombre en dehors de toute entreprise de vulgarisation. Les conditions ont changé depuis la fin du 17e siècle : la spécialisation des sciences nécessite un vocabulaire de plus en plus spécifique, la notation mathématique est entrée dans la physique avec les travaux de Huygens, les systèmes de dénomination linnéen puis lavoiséen, qui utilisent un latin artificiel, ont creusé un fossé linguistique infranchissable entre l’usager et le spécialiste (cf. infra, 3e partie). La position de Sylvain Auroux est donc à nuancer, car, si au 17e siècle, le curieux érudit et le scientifique appartiennent au même groupe social, au 18e siècle, apparaît le personnage du spécialiste, de l’expert, modèle social conscient de son statut et soucieux de ses prérogatives, y compris linguistiques. Les facteurs qui ont concouru à la constitution d’une terminologie, au sens de langue spéciale, sont nombreux, et il convient de ne pas les appréhender uniquement comme les conséquences indirectes de la vulgarisation (au sens de discours écrit en langue vulgaire) des sciences ou d’une computation du lexique scientifique subies passivement par la République des Savants.

Cette dernière, qui a su s’appuyer sur les structures créées à son usage par les États pour se constituer en classe, se joue néanmoins des frontières et de la nationalisation de la science. Avatar de l’Europe humaniste, cette communauté n’est pas une simple juxtaposition de sociétés savantes qui entretiennent des relations plus ou moins étroites, c’est également un dense réseau épistolaire informel. La République des Savants est une communauté constituée de cercles concentriques qui incluent successivement les chercheurs versés dans les mêmes domaines, les membres des académies des sciences respectives, les savants résidant dans un même pays, et les scientifiques européens. Car cette Europe savante doit également sa formation à l’instauration de la démarche expérimentale qui inaugure une méthodologie collective et un partage des tâches comme des résultats. L’élaboration collective de la science se concrétise donc non seulement par des structures étatiques, mais aussi par des correspondances érudites, des défis scientifiques comme des revues spécialisées. Puissants vecteurs de diffusion, les périodiques jouent également un rôle non négligeable dans la réévaluation culturelle de la science. Passerelles entre les milieux mondains et les milieux scientifiques, ils perpétuent la pratique vulgarisatrice des conférences à la cour de France, et préparent le terrain à cette vaste entreprise de vulgarisation que constitue l’Encyclopédie.

Les savants prennent alors le relais des clercs au service du pouvoir de la période médiévale et des grammairiens du début de l’âge classique pour équiper la langue stato-nationale. Cependant, si ceux-ci souhaitent se différencier des gens de l’École, ils sont peu enclins à se confondre avec la masse. Les savants se mettent alors en devoir de se créer un espace linguistique propre, entre appartenance linguistique obligée et héritage latinophone. Le déplacement de procédés d’une langue à un langage constituera la solution : s’exprimer en langue vulgaire, certes, mais en plaçant les jalons de leur lignage. L’emprunt, ce système d’équipement lexical qui a fait ses preuves, leur vaudra l’hostilité des milieux nationalistes, relayés par les doctrines esthétiques et sociales. En effet, si les grammairiens usent de l’ambiguïté du groupe qu’ils placent comme référence de la norme pour maintenir leur position d’intermédiaires linguistiques obligés, les savants ne peuvent user de cet artefact. Les groupes de pression normatifs, enclins à confondre savants et scolastiques, critiquent une attitude langagière antisociale et cabalistique.

Car l’âge classique est l’ère de la communication, du discours, de la transmission de l’information et du savoir. Ce phénomène parcourt toute l’épistémè des 17e et 18e siècles : des doctrines esthétiques du Bon Usage – où chaque mot employé inclut dans le groupe de référence ou en exclut – aux travaux normatifs visant à la construction des idiomes nationaux, miroirs de la splendeur des États ; des réseaux formels et informels de diffusion de l’information scientifique ou littéraire aux ouvrages de vulgarisation ; des langues véhiculaires aux langues parfaites ; des travaux grammaticaux et logiques qui dissèquent les mécanismes du discours aux prémisses de la psychologie et à la philosophie du langage.

En effet, contrairement au 16e siècle où la communication n’était qu’une communication après élaboration, et qui était centré sur le mot, le 18e siècle s’interroge sur les conditions optimales de la transmission des idées et inaugure une philosophie du langage que son prédécesseur avait écartée. Cette réflexion, application de l’empirisme à ce qui appartenait jusqu’alors à la métaphysique, est inaugurée par Locke, qui ne voit encore dans le langage qu’un artifice utile à l’organisation du savoir en vue de sa transmission, mais le place toutefois au centre des débats sur la connaissance.

Le développement de la science passe par la clarté du discours, car, comme le souligne le créateur de « la physique expérimentale de l’âme », la plupart des controverses naissent des failles générées par le commerce des mots. Il n’est donc pas de clarté du discours sans clarté du lexique. Celle-ci passe par deux voies : la fixation du sens, car, comme le souligne Leibniz, les savants changent trop souvent de dénominations, et la construction des termes motivés les uns par rapport au autres, afin de mettre en évidence l’organisation du monde. Ce problème, s’il n’est pas jugé central par Pascal, s’il est simplement évoqué dans son rapport avec la définition de nom dans La logique ou l’art de Penser, devient majeur pour Locke. L’inadaptation des termes (les signifiants opaques, non pertinents ou les signifiés flous, inadaptés), obstacle majeur à l’efficacité du discours, provient de ce qu’ils ont été créés avant que les hommes aient eu une réelle maîtrise du monde et de son organisation. Cependant, les noms n’étant en premier lieu qu’une imposition arbitraire de sons aux choses, l’adéquation du langage à la réalité ne peut passer que par la meilleure détermination de l’aire et de la structure conceptuelle des objets et des faits. Cette programmatique nominale, qui postule la corrélation du progrès de la connaissance avec le progrès du langage grâce à un lexique structuré, est celle des naturalistes comme des universalistes anglais, qui privilégient le lexique au détriment de la syntaxe.

Mais l’approche syntaxique apportera également sa pierre à l’édifice de la philosophie du langage avec la grammaire générale, qui vise à établir les lois sous-jacentes à la diversité apparente des langues. Au nombre des héritiers de cette méthodologie mécaniste, Condillac assimilera le fonctionnement de l’intellect au mécanisme d’une montre qu’il convient de démonter pour en comprendre l’ordonnancement et le fonctionnement : l’ordre des mots est celui des idées. La langue des calculs (1798) vise à démontrer que « toute langue est une méthode analytique, et toute méthode analytique est une langue », méthode analytique dont les principes et les règles sont enseignés par la grammaire (Grammaire, 1775). L’art de penser se confond avec l’art de parler, approche qui place le langage au centre de la réflexion. Condillac différencie, comme Beauzée l’a fait avant lui, la grammaire générale, métagrammaire qui travaille sur la structure profonde et vise à déterminer les principes généraux et immuables du langage, et les méthodes propres à chaque langue, les grammaires particulières. La grammaire générale trouvera une héritière dans la grammaire comparée, au sens où toutes deux recherchent les mécanismes reliant la pensée à son actualisation dans le discours. La grammaire comparée se donne cependant comme projet supplémentaire d’analyser les moyens spécifiques mis en oeuvre dans les langues, reflets de la spécificité d’appréhension du monde par les peuples, et réelle incarnation de leur génie. Elle convergera alors avec la philologie, qui, par un changement méthodologique dans la direction empiriste, accède au statut de science. L’heure n’est plus à la recherche de la langue d’Adam – on ne croit plus au cratylisme – mais plutôt à celle des processus et origines communs, voie scientifique, qui constitue le chemin le plus sûr vers le double Graal de l’étude des langues : les liens pensée/langage et le dépassement de la diversité des idiomes. En inversant les rapports entre langage et connaissance, la période moderne se clôt sur la solution de son problème inaugural : le lien entre le langage et la connaissance du monde est celui que crée la langue. Le sensualisme a trouvé la solution au double problème posé par Babel.