TROISIÈME PARTIE
La construction d’une langue savante raisonnée
Le linguiste et le scientifique

Nous allons à présent marquer une pause dans notre tableau diachronique des conditions socio-historiques concourant à l’avènement des langues stato-nationales. Celles-ci sont parvenues au point d’aboutissement de leur lutte pour l’accessibilité à la vie sociale et culturelle, dont elles occupent dorénavant tous les domaines. Nous allons maintenant aborder les conditions épistémologiques du maintien des langues classiques, conditions concomitantes des paradigmes scientifico-philosophiques de la période. Si les premiers pas de la linguistique moderne sont étroitement liés aux grandes tendances scientifiques du moment, les transferts de modèle entre sciences et sciences du langage sont étroitement associés à la réflexion sur la dénomination terminologique. Le poids des modèles et de la tradition comme les nécessités croissantes en matière de terminologie entrent alors en conflit avec les doctrines nationalistes qui ne manquent pas de peser sur la conception des langues et de leur emploi. On assiste alors une perpétuation des schémas médiévaux et des désaccords entre les théoriciens de la langue et les acteurs de la terminogénie. L’enjeu d’un équipement de la langue en termes scientifiques est d’autant plus important que la science est désormais un vecteur économique de taille.

L’aube de la période contemporaine est dominée par deux modèles qui se complètent et s’articulent : la psychologie analytique française et la linguistique allemande. Cependant, de part et d’autre du Rhin, le principe est commun : il vise à asseoir la légitimité du choix de la politique linguistique par le biais de la scientificité (la théorie de la connaissance en France, les sciences de la nature en Allemagne).

Le modèle analytique reproduit l’idéal classique de clarté et de justesse du français, qui perdure au 18e siècle et que Rivarol relayera avec le Discours sur l’universalité de la langue française. La révolution n’a en effet rien changé aux doctrines linguistiques de l’Ancien Régime :

‘l’autoritarisme révolutionnaire a été, pour le système linguistique, un conservatisme. Rien n’a mieux été préservé que le modèle de Rivarol et de Voltaire qu’une politique linguistique visant à promouvoir une langue unique et déjà parfaite, sous réserve d’adaptations lexicales idéologiques (Seguin, 1999 : 263).’

La centralisation jacobine (rappelons que l’abbé Grégoire a largement contribué à éradiquer les patois) fait écho au centralisme de Louis XIV. La volonté unificatrice rejoint le rejet de l’idiosyncrasie du 17e siècle. La construction de l’homme nouveau dans une société parfaite doit s’accompagner d’une construction de la langue sur des fondements rationnels. La volonté politique s’arroge alors deux artefacts afin de maintenir une doctrine de la langue inchangée depuis les théoriciens de l’esthétique classique. D’une part, est invoqué ce que Jean-Pierre Seguin appelle « l’alibi du vocabulaire » : « la crise néologique » de 1789-1793 donne l’image d’une évolution de la langue à ce qui n’est qu’une évolution du lexique liée à l’introduction des néologismes révolutionnaires et scientifiques (Seguin, 1999 : 264). Car comme le Classicisme, la Révolution puise amplement dans ce modèle antique, sur lequel elle calque son imagerie et son discours. Cependant, l’expansion du lexique n’est plus appréhendée comme une faute et se fait par l’utilisation du matériau lexical gréco-latin. En effet, le latin n’est plus la langue de Rome, mais de la République. On a beaucoup glosé sur la disparition du latin de l’enseignement. Celle-ci n’est pas une déclaration de guerre contre la langue des anciens, mais une mise en avant du français, langue de la nation. Symboles de l’unité de la nouvelle société, le calendrier révolutionnaires, les systèmes métrique et décimal recourent à des termes de facture classique, tout autant grecs que latins. Le second alibi, et qui nous intéresse tout particulièrement dans le contexte de ce travail, prend la forme d’une théorie de la connaissance, perpétuation des théories de Locke et de Condillac. Le remplacement de l’enseignement de la rhétorique par celui de la grammaire analytique de Destutt de Tracy permet de mettre en place, au nom de la modélisation des procédés cognitifs jugés universels, une idéologie de la rationalité et de la raison qui écarte la diversité culturelle (cf. Swiggers, 1997 : 206).

Si la France perpétue le modèle classique, l’Allemagne revient à la théorie du caractère originel de la langue germanique. En créant une recherche d’État, elle restaure, avec deux siècles de décalage, la stratégie française d’une légitimation linguistique planifiée. Cependant, les temps ont changé, et c’est sur des bases positives qu’elle instaurera cette légitimité :

‘Pour ce qui est des pays germanophones, au début du XIXe siècle, il ne manque à l’allemand ni littérature de prestige ni dispositif de standardisation et de diffusion de la variété de prestige, même si le travail de légitimation par les écrivains et les philologues reste nécessaire. Ce qui manque surtout à la langue allemande pour devenir une « grande langue de civilisation » aux cotés du français (et même de l’italien), c’est une légitimation symbolique que la grammaire et la philologie « indogermanique » vont lui apporter (Baggioni, 1997 : 225). ’

En effet, contrairement au français, l’allemand jouit d’un standard largement diffusé, mais qui n’a aucune légitimité, puisqu’il ne descend pas du latin.

À la langue millénaire, organisme et monument d’une nation constituée par un peuple (Volk), s’oppose la « fabrication » d’une langue nationale sur des bases rationnelles, dont le but avoué est de correspondre à cette construction politique qu’est la nation :

‘On le voit, dans la conception allemande au commencement étaient la langue et la culture, alors que dans la conception française, la langue n’est qu’un instrument d’unification politique et culturelle, ou plutôt « civilisationnelle » (Baggioni, 1997 : 224).’

Cette opposition de conceptions explique la symétrie des pratiques – une science inspirée par une analyse du langage et une science du langage calquée sur une science. Le modèle français est une construction conjointe de la science et de son langage sur des bases méthodologiques empiriques. Le modèle allemand consiste en une étude de la langue, qui, en tant que phénomène naturel et historique, est analysée selon les principes qui régissent les sciences du vivant, mais dont ne sont pas exclus les présupposés philosophiques.

Notre propos va être désormais de montrer comment les théoriciens et scientifiques trouvent les justifications du maintien du latin tout en défendant leur langue nationale. Ce maintien, sous couvert d’évolution, d’une langue intellectuelle340 n’est que le prélude à l’élaboration d’une morpholexicologie à base gréco-latine qui verra son élaboration à partir de la fin période moderne. Pour cela, nous nous intéresserons dans un premier temps à la constitution de cette véritable théorie de la terminologie qu’est la nomenclature chimique de 1787. Dans un second temps, nous observerons la genèse d’une science du langage sur les bases d’un transfert de méthode. Celle-ci n’influera pas directement la terminologie, mais, s’appuyant sur le substrat analytique, et en étudiant les éléments constitutifs de la langue, elle donnera une nouvelle justification à des pratiques loin d’être unanimement acceptées et permettra de les dépasser.

À ces deux moments successifs correspondent les figures tutélaires de Condillac, puis de Humboldt. Bien que ces deux philosophes n’aient pas une grande réputation hors des frontières de leur pays, ils auront une grande influence sur les deux communautés scientifiques qui domineront la science de chacune des deux périodes constituant les étapes successives de l’organisation du lexique scientifique.

Notes
340.

Langue intellectuelle, rappelons-le, mise en place par les lettrés du 15e siècle en Allemagne, du 14e siècle en France (cf. supra, 1ère partie).