Chapitre 10
La voie analytique : l’influence de la théorie de la connaissance

Sous l’impulsion de Condillac, la seconde moitié du 18e siècle pratique une révolution intellectuelle qui prend la forme de l’inversion des rapports langue/pensée (cf. supra, 2e partie, 9. 3. 2.). Les sensations qui provoquent dans l’esprit humain les idées simples, individuelles, et particulières, sont le point de départ de la réflexion. Ce processus, que Destutt de Tracy, grammairien et logicien disciple de Condillac, appelle concraire 341, est suivi, selon lui, d’un second processus, abstractif. Ce second processus permet aux idées de se généraliser par l’extraction des points communs entre idées simples, opération qui s’accompagne de l’élimination de leurs différences. La pensée est donc intimement liée à l’emploi et à la construction des signes qui en sont la représentation.

Si la pensée de Condillac entraîne, entre autres, la naissance de la psychologie, elle provoquera également une réévaluation du statut du mot et du néologisme :

‘en plein XVIIIe siècle, une soudaine liberté est accordée aux signes et à la parole. Quand ils représentaient les idées ou reflétaient les jugements, ils leur étaient strictement assujettis. Aucune innovation sémantique n’était ni nécessaire ni même souhaitable. Désormais, à enrichir le vocabulaire, on multiplie et renouvelle les pensées qui en dérivent. D’où l’extrême attention aux simples mots, créateurs et dispensateurs d’intelligibilité (Dagognet, 1970 : 13).’

Faire acte de néologie signifie désormais contribuer au progrès de la pensée. Mais cette nouvelle corrélation, si elle participe d’une réévaluation de la création lexicale, en délimite les bornes et les contours de manière tout aussi restrictive que l’était, dans un autre domaine, la doctrine de l’Usage (cf. supra, 2e partie, 6. 3. 1.). Dorénavant, c’est au nom d’un progrès rigoureux de la connaissance qu’intervient une régulation de la lexicogénie. C’est dans le domaine de la science, à la recherche d’une nouvelle rigueur depuis la révolution mécaniste, que cette théorie trouvera un écho important342.

Ainsi, Lavoisier cite la Logique de Condillac dans le « Discours préliminaire » du Traité élémentaire de chimie (1789). Celui que l’on considère comme le père de la chimie moderne associe intimement le progrès de la science au progrès de son vocabulaire (Lavoisier, Pages choisies, 1974 : 194).

Son Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner le langage de la chimie (1787) expose les enjeux liés à l’amélioration des vocabulaires scientifiques : un meilleur enseignement, ce qui signifie un meilleur apprentissage, et, conformément aux théories de Condillac, des progrès à venir grâce à un esprit d’analyse affuté par le langage343. Le perfectionnement de la nomenclature permettra de clarifier les connaissances passées, autorisera la constitution d’une heuristique pour les découvertes du moment, et facilitera l’adoption des découvertes à venir344. Cet avis est partagé par certains des Idéologues ou de leurs proches, comme le médecin Georges Cabanis, le professeur d’« analyse de l’entendement humain » Dominique Garat ou l’aliéniste Philippe Pinel, qui s’accordent à voir dans le travail de réflexion terminologique un vecteur du progrès scientifique. La corrélation entre progrès du langage et progrès des sciences est une conception dont l’adoption se généralise, puisqu’en 1799, l’Institut National des Sciences et des Arts propose un concours sur le rôle des signes et du langage dans la pensée, et plus particulièrement dans la science345.

Notes
341.

Vs abstraire (on appréciera le parallélisme morphologique, qui symbolise la symétrie des concepts). Contrairement à Condillac, Destutt de Tracy considère que le langage naturel ne contient pas de signes donnant une représentation des choses naturelles.

342.

Les hommes de cette fin de 18e siècle ne sont pas, comme leurs prédécesseurs, des touche-à-tout de génie. Les philosophes ne sont plus des hommes de science, mais des intellectuels qui se penchent sur le problème de la connaissance et de la science. Cependant, et c’est ce qui fait la puissance de la pensée idéologique, le groupe parisien rassemble aussi bien des philosophes que des scientifiques ; il pratique une partition du domaine de la connaissance qui se double d’une collaboration que les influences mutuelles rendent fructueuse.

343.

Il est temps de débarrasser la chimie des obstacles de toute espèce, qui regardent ses progrès, d’y introduire un véritable esprit d’analyse, et nous avons suffisamment établi que c’était par le perfectionnement du langage que cette réforme devait être opérée (Lavoisier, Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner le langage de la chimie  ; 1787 : 70).

344.

mais pourvu qu’elle ait été entreprise sur de bons principes, pourvu que ce soit une méthode de nommer plutôt qu’une nomenclature, elle s’adaptera naturellement aux travaux qui seront faits dans la suite ; elle marquera d’avance la place et le nom des nouvelles substances qui pourront être découvertes et n’exigera que quelques réformes locales et particulières (Lavoisier, Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner le langage de la chimie  ; 1787 : 70).

345.

Deux questions portent particulièrement sur les sciences :

3° Dans les sciences où la vérité est reçue sans contestation, n’est-ce pas à la perfection des signes qu’on est redevable ?

5° Y a-t-il quelque moyen de corriger les signes mal faits, et de rendre toutes les sciences également susceptibles de démonstration ? (Mémoire de l’Institut National des Sciences et des Arts, pour l’an IV de la République, Sciences morales et politiques ; cité par Ricken, 1984 : 31).