10. 1. Une science est une langue bien faite

Le langage constitue donc la première étape du processus de l’analyse des idées qui atteint son point d’aboutissement dans la science : Condillac a montré que parallèlement aux langues naturelles, primitives, composées de signaux phonétiques, se développe une langue symbolique, universelle, qui est la langue des calculs. Bien que ces deux types de langues constituent les deux extrema d’un continuum qui s’étend des élaborations les plus rudimentaires aux constructions les plus abouties, ils reposent sur les mêmes principes de décomposition, hiérarchisation et combinaison des représentations.

Ces deux moments décompositionnels et compositionnels de l’analyse, qui ne sont pas sans évoquer les pratiques nomenclatoriales de la chimie et des sciences naturelles, trouveront dans ces deux disciplines des domaines d’application privilégiés. S’inspirant largement de Condillac346, Lavoisier sera le premier à théoriser ces conceptions, et à associer indissolublement langue et pensée, ou, en d’autres termes, nomenclature et analyse chimiques :

‘C’est en m’occupant de ce travail (la nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature chimique), que j’ai mieux senti que je ne l’avais encore fait jusqu’alors, l’évidence des principes qui ont été posés par l’Abbé de Condillac dans sa Logique, et dans quelques autres de ses ouvrages. (...) En effet, tandis que je croyais ne m’occuper que de Nomenclature, tandis que je n’avais pour objet que de perfectionner le langage de la Chimie, mon ouvrage s’est transformé insensiblement entre mes mains, sans qu’il m’ait été possible de m’en défendre, en un Traité élémentaire de Chimie. L’impossibilité d’isoler la Nomenclature de la Science, et la Science de la Nomenclature, tient à ce que toute science physique est nécessairement formée de trois choses : la série des faits qui constituent la science ; les idées qui les rappellent ; les mots qui les expriment. Le mot doit faire naître l’idée ; l’idée doit peindre le fait : ce sont trois empreintes d’un même cachet ; et comme ce sont les mots qui conservent les idées et qui les transmettent, il en résulte qu’on ne peut perfectionner le langage sans perfectionner la science, ni la science sans le langage, et que quelque certains que fussent les faits, quelque justes que fussent les idées qu’ils auraient fait naître, ils ne transmettraient que des impressions fausses, si nous n’avions pas des expressions exactes pour les rendre (Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, « Discours préliminaire », 1789 ; in Pages choisies ; 1974 : 178-179).’

Désormais, s’occuper du langage de la science, c’est s’occuper de la science elle-même, et inversement, s’occuper de la science, c’est s’occuper de son langage.

Notes
346.

François Dagognet (1969 : 20-24) estime cependant que l’analyse corpusculaire qui décompose la nature en unités discrètes (la lumière, les harmoniques, les minéraux) joue également un rôle d’importance dans la théorie du chimiste.