10. 1. 1. Une science est une langue bien faite : une proposition épistémologique

Il ressort de ce rapide exposé que la pensée française de la fin du 18e siècle fait de la méthode analytique l’outil épistémologique qui permettra de faire progresser conjointement la science et son lexique. Cette position est redevable de la nouvelle approche du langage introduite par les sciences naturelles du 17e siècle. Condillac est tourné vers les positivités, et la méthode taxinomique n’est pas étrangère à l’aphorisme qui marquera le siècle et la science : « ‘la science est une langue bien faite’ » (Condillac, La langue des calculs, « Introduction » ; 1798 : 7).

Cette programmatique suppose un dépassement de l’empirisme issu des simples sensations, un travail d’abstraction par la définition des faits et la constitution de classes (Essai sur l’origine des connoissances humaines, II, II, III, 29 ; 1746 : 279). L’analyse est en effet tributaire de l’ordre : à la segmentation des objets du monde en unités discrètes doit succéder la redistribution de celles-ci dans un ordre propice à leur appréhension. Un simple enregistrement chronologique des propriétés décelées n’aurait aucune validité, dans la mesure où celles-ci ne seraient pas indexées. En l’absence d’indexation, il est impossible de retrouver, et donc d’utiliser, les idées acquises dans un raisonnement comparatif ou analogique (Condillac, De l’analyse du discours, V ; 1775 : 181-182). Si l’analyse est tributaire de l’ordre, elle est également tributaire d’un ordre : celui de l’acquisition des idées va du particulier au général, celui du classement des idées est « ‘le renversement du premier. C’est celui où nous commençons par l’idée la plus générale, pour descendre, de classe en classe, jusqu’à l’individu.’ » (Condillac, De l’analyse du discours, V ; 1775 : 188).

En l’absence de respect de ces principes, les signes utilisés ne représenteraient que des idées imparfaites et confuses, et ne produiraient que des raisonnements faux ou approximatifs.

Afin de faire progresser les sciences, Condillac propose donc de calquer les méthodes scientifiques sur celles de la plus sûre d’entre elles, à savoir l’algèbre. Comme les entités mathématiques permettent, par leurs combinaisons, de découvrir de nouvelles vérités, l’articulation des idées doit permettre de dégager ce qui n’est pas encore connu. Afin de pouvoir appliquer cette technique opératoire aux autres sciences, il est nécessaire d’en délimiter les unités, et donc de constituer des classes, qui, comme les êtres algébriques, doivent pouvoir s’articuler. Les classes étant fondées sur les ressemblances, et s’articulant aux autres classes (ou sous-classes) par les différences établies, il en découle alors que l’algèbre est une science qui opère sur le quantitatif. S’appuyant sur les substances des êtres, leur ontologie, les autres sciences opèrent, en ce qui les concerne, sur le qualitatif347. La taxinomie348, science de l’ordre appliquée aux êtres vivants, semble dès lors constituer un champ d’application privilégié pour les thèses sensualistes : analyse qui s’appuie sur les sensations (la place attribuée aux êtres vivants est liée à leur aspect), elle s’émancipe de celle-ci pour établir les classes (recherche du taxon), et autorise, par le caractère discret de son objet d’étude (les animaux et les plantes), une approche algébrique. Selon Michel Foucault (1966 : 86-91), c’est ainsi que naîtra la taxinomia, qui est aux formes composées ce que la mathesis est aux formes simples.

Il est clair que les sciences naturelles n’ont progressé que grâce à une délimitation puis une hiérarchisation de ce qui peut avoir valeur de signe. Dans un premier temps, seules sont retenues les données sensibles (approche empirique) qui, afin d’éviter la confusion des informations, sont décomposées en idées simples (« anatomie » de l’objet étudié). Le groupement en classes, second moment de l’analyse, s’effectue sur les opérations de différenciation et de ressemblance (entre les parties de l’objet étudié), qui permettent de séparer l’essentiel du non pertinent (ne sont retenus que les éléments récurrents). Cette dernière opération vise la conservation de l’essentiel, mais aussi la hiérarchisation des informations les plus importantes grâce au taxon, opérateur qui permet la transformation des signes en caractères et autorise l’algébrisation du vivant. Et, de fait, les forces vives de l’histoire naturelle seront réquisitionnées par la recherche du taxon/opérateur le plus efficace.

La communauté chimique n’a malheureusement pas compté de John Ray ou de Pitton de Tournefort en son sein, et la discipline souffre beaucoup plus tardivement que la botanique, ou même que la zoologie, de l’irrationalité de sa classification. C’est à Lavoisier que revient le mérite de cette révolution méthodologique que constitue l’application des méthodes analytiques. La combustion lui a montré que les composés se créaient par juxtaposition ou agglomération. Il réalise alors un véritable renversement copernicien, et ne recherche plus, comme ses prédécesseurs, le composé, mais l’élément simple :

‘tous les corps dérivent d’association à plusieurs degrés. Mais il faudra surtout isoler les « simples », les indécomposables dont le reste est issu, bref, découvrir l’alphabet du langage de la nature (Dagognet, 1969 25-26).’

L’application des principes de Condillac dépasse donc le rôle attribué au langage. La pratique expérimentale elle-même n’est pas sans analogie avec la recherche des idées simples par décomposition analytique. Le seconde étape, celle de la classification, découle de la première : les substances seront classées en fonction de leurs constituants et de leur degré de complexité.

Ainsi, la première classe de la nomenclature de 1787 est celle des simples, qui regroupe les substances indécomposables entrant dans la formation des autres corps. Elle est subdivisée en deux classes : les simples (radicaux acides, métaux, terres et alkalis) et super-simples (lumière, chaleur, azote, oxygène, hydrogène). Les classes de composés sont déterminées en fonction de l’élément commun les composant (la chaleur, l’oxygène, les alkalis ou les métaux).

Les classes de composés sont donc obtenues par la combinaison des autres classes (les simples et super simples, mais aussi les classes de composés) :


(I)
Lumière
Chaleur
Oxygène
Hydrogène
Radicaux acides
Métaux
Alkalis

Le programme condillacien – décomposition, constitution de classes, articulation entre classes – est appliqué à la lettre. Et, de fait, Lavoisier opère une véritable algébrisation de la chimie.

Notes
347.

La mathématisation de la physique n’est pas encore un fait général ; de plus, les primitives épistémologiques et les modèles des sciences physiques sont indépendantes de la dimension mathématique de la discipline.

348.

Il convient de préciser que la nomenclature est un ensemble de termes donnés de manière systématique aux objets d’un domaine d’étude, alors que la taxinomie est un ensemble structuré et hiérarchisé des termes donnés de manière systématique à un objet d’étude en fonction d’un taxon, c’est à dire un critère de classification et d’analyse ; le choix du taxon est lié à la théorie présidant à la taxinomie, la taxinomie représente un système de fonctionnement. Nous utiliserons le terme taxinomie pour désigner la science de la classification du vivant et les classifications ainsi obtenues, et le terme nomenclature pour désigner l’ensemble des termes désignant les corps chimiques. En effet, les progrès de la chimie, contrairement à ceux des sciences naturelles, ne sont pas liés à la recherche du taxon qui soit le plus opératoire, mais aux progrès de l’analyse expérimentale.