10. 1. 2. Une science est une langue bien faite : une interprétation linguistique

Pour Condillac, la procédure d’inter-articulation des classes est facilitée par les signes indexatoires dont celles-ci sont dotées. Afin que ces signes aient une véritable valeur opératoire, il convient de réunir les observations effectuées dans le nom :

‘S’il s’agit des substances, les noms qu’on leur donne ne doivent se rapporter qu’aux qualités qu’on y a remarquées et dont on fait les collections (...) et lorsqu’on dit qu’une substance appartient à une espèce, nous devons entendre simplement qu’elle renferme les qualités qui sont contenues dans la notion complexe dont un certain mot est le signe (Condillac, Essais sur l’origine des connaissances humaines, II, I, XI, 116 ; 1746 : 245).’

La condensation des critères définitoires de la classe d’objet dans le nom qui la désigne est clairement empruntée à la méthodologie naturaliste qui attribue aux objets classifiés des noms rappelant le taxon utilisé. Les premiers efforts dans cette direction datent du 17e siècle. Mais la révolution en la matière est imputable à Linné qui créera une langue positive, rigoureuse et universelle. Le naturaliste suédois en démontrera de surcroît l’importance méthodologique :

‘La méthode, âme de la science, désigne à première vue n’importe quel corps de la nature de telle sorte que ce corps énonce le nom qui lui est propre, et que ce nom rappelle toutes les connaissances qui ont pu être acquises au cours du temps, sur le corps ainsi nommé : si bien que dans l’extrême confusion se découvre l’ordre souverain de la nature (Linné, Systema naturae, 1766 : 13 ; cité par Foucault, 1966 : 172).’

Dès 1753, il adopte des noms désignatifs indiquant non seulement l’appartenance à une classe commune, mais également les différences entre les éléments de celle-ci. C’est un apport méthodologique majeur aux fondements de la taxinomie : avant lui, les individus ne possédaient que des noms génériques pour le genre. Il y ajoute le nom d’espèce, qui permet une différenciation plus fine : le genre est indiqué par un nom, et l’espèce signalée par un qualificatif. L’ordre et la classe, rangs supérieurs, sont représentés depuis 1735 par une racine à laquelle s’adjoint un suffixe ou un formant assimilé comme tel.

Citons, à titre d’exemple, orchideae « orchidée » (1766) – de ορχις « testicule », au sens analogique de « plante bulbeuse » et -ideae (issu de -(o)ïde, ειδος qui signifie « aspect, forme ») – qui sert à nommer les familles de plantes dès la fin du 17e siècle ; l’orchidée, comme l’indique sa morphoétymologie, est donc une plante à bulbe. Linné tente ici la première systématisation complète à but diagnostique et pronostique d’un lexique taxinomique.

En effet, le naturaliste suédois estime que le nom d’une plante doit permettre la reconnaissance automatique de sa classe et de sa famille (ou le genre et l’espèce de la plante). D’autre part, la seule observation de la plante doit donner accès à son nom. Ainsi, son Systema naturae (1735) classifie (en latin moderne) et dénomme les plantes sur la base du critère sexuel :

Plantes
à
organes
sexuels

Dans le cas des 13 premières classes, il est clair que le simple examen de la plante permet de déterminer le nom de la classe à laquelle elle appartient, ou que le nom de la classe permet de reconnaître la plante sans difficulté, puisqu’il constitue une quasi-paraphrase du critère de définition de la classe : « qui a x (organes) mâles ». En revanche, les noms des classes 14 à 18 nécessitent la connaissance du critère implicite – les étamines –, qui n’est pas mentionné dans le nom. Les dénominations des classes 19 et 20 souffrent, dans une moindre mesure, de la même lacune : le confixe350 syngenesia « production commune » n’est pas particulièrement descriptif ; gynandria « femelle-mâle » fait certes mention des deux organes, mais non de leur adhérence (bien que la juxtaposition puisse être considérée comme une iconicité de second ordre). En ce qui concerne les classes 21 et 22, le retour au critère quantitatif rend les noms plus iconiques (au sens de descriptifs). Cependant, comme dans le cas des classes 14 à 18, les organes sexuels ne sont pas mentionnés de manière explicite ; mais le contexte socioculturel (chez l’homme, la génération sexuée officielle suppose la vie commune des géniteurs) peut justifier cette implicitation. Enfin, si les noms des classes 23 et 24 font explicitement référence au critère général de la classification (la reproduction sexuée), le terme polygamia « plusieurs mariages » ne dénote pas le critère de la classe (les fleurs sont tantôt mâles, tantôt femelles, ou hermaphrodites sur un, deux, ou trois individus), contrairement à l’appellatif cryptogamia (les organes sexuels sont invisibles à l’oeil nu).

On peut cependant estimer que globalement, les préceptes de Linné sont mis en application dans sa taxinomie : les formants en position 2, communs, indiquent l’appartenance à la même classe (seule la classe 23 marque une rupture de ce principe, et substitue le formant -gamie au formant de la classe, -oecie). En ce qui concerne le corollaire de cette règle – à savoir condensation des critères définitoires de la classe dans le terme – la programmatique est respectée de manière moins rigoureuse. La connaissance des classes permet certes la compréhension de l’appellatif, mais, en raison des nombreux implicites, l’inverse est moins vrai. De même, le repérage de la plante grâce aux informations portées par le nom de sa classe d’appartenance est plus aisé que la détermination du nom de la classe à laquelle elle appartient au moyen de sa seule observation. Cette démarche suppose en effet une bonne connaissance des règles terminogénétiques spécifiques à la classification. La taxinomie botanique devient donc une méthode diagnostique : les noms permettent de reconnaître l’objet et sa classification. En revanche, en l’absence des règles de construction, la plante ou les critères de la classe ne permettent pas de déterminer le nom. En effet, Linné se voit obligé, pour des raisons pratiques, de rendre implicites un certain nombre des éléments définitoires de la classe.

Le retard sur les sciences naturelles dont souffre la chimie, et que nous avons signalé plus haut, se traduit par l’irrationalité de sa nomenclature. En 1766, Pierre-Joseph Macquer se plaint de l’incohérence des dénominations chimiques, qu’il tente d’harmoniser. D’autres chimistes européens suivront son exemple, et, comme le souligne Bernadette Bensaude-Vincent (1994 : 18 ; in Lavoisier A. L., Guyton de Morveau L. B., Fourcroy A. F. Berthollet C. L, 1787), les corps commencent à être dénommés en référence à une propriété chimique caractéristique et pertinente dans le cadre d’une théorie (dans le cas présent, la théorie du phlogistique de Stahl) : en 1766, le chimiste anglais Henry Cavendish isole l’hydrogène et le nomme inflammable air (= air inflammable) en raison de sa propension à la combustion, le suédois Carl Wilheim Scheele nomme le chlore acide marin déphlogistiqué pour indiquer l’absence de phlogistique351 dans la composition de cet élément chimique, l’anglais Joseph Priestley appelle l’oxygène dephlogisticated air (= air déphlogistiqué) pour les mêmes raisons, et l’azote phlogisticated air (= air phlogistiqué) pour des raisons inverses.

Mais c’est à un élève de Linné, le chimiste suédois Tobern Bergman, que la nomenclature chimique doit sa première réelle tentative de rationalisation : reprenant le système binomial de son ancien professeur, il introduit en 1769 des dénominations de sels dénotant leur composition chimique (cf. Marco Beretta (1996 : 116)). En 1782, Guyton de Morveau, alors professeur de chimie à Dijon, suit les préceptes de celui qui est son ami et correspondant, et bâtit une nomenclature reposant sur un principe fondamental : la dénomination comme indicateur de la composition des substances. Ainsi, les sels formés à partir des acides prennent un nom générique rappelant l’acide dont ils sont issus (les sels formés à partir de l’acide vitriolique deviennent les vitriols, ceux formés à partir de l’acide oxalin deviennent les oxaltes). Les noms des bases ou substances qui s’unifient aux acides s’ajoutent aux substantifs qui indiquent le genre des acides (l’association de l’acide vitriolique et de la magnésie produit du vitriol magnésien, l’association de l’acide oxalin avec l’argent produit de l’oxalte d’argent). Cependant, force est de constater que cette nomenclature est loin d’être totalement rationalisée.

À partir de 1786, Guyton de Morveau travaillera avec Lavoisier et les fondements établis par le chimiste bourguignon seront alors totalement transformés à la lumière de la philosophie analytique du père de la chimie moderne.

Ce dernier introduira l’utilisation systématique de suffixes permettant de transcrire les combinaisons chimiques :

(I)
LumièreChaleurOxygèneHydrogène
Radicaux acides
Métaux
Alcalis
Suffixes

Ainsi, le radical acétique combiné avec l’oxygène en réaction saturée produit de l’acide acétique, qui, conjugué avec la soude, génère de l’acétate de soude ; en réaction non saturée avec l’oxygène, le radical acétique produit l’acide acéteux, qui, conjugué avec la soude, génère l’acétite de soude. Désormais, le nom indique non seulement la composition de la substance chimique qu’il dénote, mais il signale également la proportion de certains de ses constituants (pour une analyse approfondie des principes de la nomenclature de 1787, cf. infra, 12. 3. 1.).

La conjonction des principes hérités de Linné et des théories de la psychologie génétique empruntées à Condillac permettra de créer une nomenclature qui révolutionnera le monde de la chimie. En cette seconde moitié du 18e siècle, le divorce entre science et philosophie, survenu avec la révolution mécaniste, semble sursis par la convergence des théories philosophiques et des pratiques scientifiques en matière de langage :

L’aphorisme de Condillac – une science est une langue bien faite – suppose donc une double programmatique : les sciences doivent se doter de systèmes classificatoires méthodiques, dont l’ensemble des signes indexatoires, c’est-à-dire la nomenclature, doit refléter l’organisation. Les termes ne peuvent plus être conçus comme de simples étiquettes à caractère pratique.

Notes
349.

Avec cependant l’imprécision étymologique suivante : le terme dodecandria désigne la classe de plantes comportant de 11 à 19 étamines.

350.

Terme emprunté à la terminologie d’André Martinet. Celui-ci définit le confixe comme le synthème qui résulte de la création de monèmes non libérables (Martinet, 1985 : 35).

351.

Substance à l’origine de la combustibilité des corps.

352.

Ainsi, à la fin du 17e siècle, le botaniste Pitton de Tournefort soulignait déjà que l’appellatif renoncule évoque une plante marécageuse (du latin ranunculus « petite grenouille »), alors que certaines espèces de renoncules poussent dans des milieux secs (cf. François Dagognet (1970 : 35)).