10. 2. 1. 1. La codification

En effet, le découpage préliminaire de l’univers en concepts (en nombre restreint pour assurer une plus grande caractéristique), puis l’établissement de rapports objectifs et déterminés entre ces concepts (appartenance, supériorité, subordination) est l’un des points de contact méthodologique entre ces deux sémiotiques.

D’autre part, elles doivent toutes deux résoudre une triple contrainte d’exhaustivité, d’intelligibilité et de concision. François Dagognet (1970 : 117-118) estime que les scientifiques ont trouvé la solution en pratiquant un double mouvement de miniaturisation du grand dans le petit (principe d’économie dans un but de concision lié aux contraintes linguistiques), puis d’agrandissement (des différences) (principe d’intelligibilité dans un but heuristique).

Nous avons signalé précédemment l’importance que Linné accorde au signe et l’apport méthodologique majeur que constitue son travail. L’adoption du système linnéen, système binomial à deux coordonnées (genre proche et différence spécifique, sous la forme d’un substantif et d’un adjectif représentant le terme générique et épithète spécifique) s’effectue rapidement. Cependant, il n’apporte pas d’informations taxémiques, dans la mesure où les termes ne sont pas des constructions à caractère descriptif et diagnostique, mais des mots empruntés au langage ordinaire (cf. Eco (1994 : 261)). Ainsi, les syntagmes homo sapiens « homme pensant », canis familiaris « chien domestique », lacerta muralis « lézard des murs », crocodilus nilocitus « crocodile du Nil » dont on constate que les adjectifs spécificateurs ne sont pas systématisés : ils peuvent concerner la zone géographique d’origine (nilocitus), la niche écologique (muralis), le mode de vie (familiaris), ou des caractéristiques ontologiques (sapiens).

Après quelques adaptations locales, que nous avons évoquées précédemment (cf. supra, 10. 1. 2.), le chimiste suédois Tobern Bergman entreprend en 1784 une réforme globale de la nomenclature de la chimie minérale suivant les principes méthodologiques de la taxinomie naturaliste. Il divise les corps en quatre classes (sels, terres, métaux et phlogistiques), elles-mêmes subdivisées en genres. Les substances simples sont exprimées par des noms simples, les substances composées sont désignées par deux termes, tous latins (cf. Bensaude-Vincent (1994 : 22-23 ; in Lavoisier A. L., Guyton de Morveau L. B., Fourcroy A. F. Berthollet C. L, 1787)). Ainsi, la classe des acides est divisée en acide vitriolicum, nitrosum, muriaticum, tartareum, citrinum, phosphoreum, etc. et celle des alcalis en potassinum, natrum, ammoniacum. Enfin, les sels doubles sont dotés de nom qui rappellent les corps qui les constituent (le sel double vitriolicum potassinatum est constitué d’acide vitriolique et de potasse). Un pas est franchi vers la codification rigoureuse et exhaustive dans la mesure où les noms représentent le « taxon » choisi, à savoir la composition des corps. À un premier niveau, sémiotique, la complexité du nom redouble la complexité de la substance. À un second niveau, les éléments du syntagme indiquent quels sont les composants du corps dénoté. Cependant, l’apparente concision de la nomenclature de Bergman est à attribuer à sa langue de rédaction : le latin.

C’est à Guyton de Morveau qu’il convient d’imputer les premiers efforts de codification dans une langue vivante. Intéressé par les essais de son correspondant suédois, il le devance et expose son système dans un Mémoire sur les dénominations chymiques, la nécessité d’en perfectionner le système et les règles pour y parvenir (1782) (cf. supra, 10. 1. 2.). Parmi les cinq principes généraux de son projet, le chimiste bourguignon prône le recours à des adjectifs plutôt qu’aux traditionnelles circonlocutions ou syntagmes, et, dans ce but, propose l’utilisation de racines issues de langues mortes353 :

Il crée alors les adjectifs aceteux (du latin acetum « vinaigre ») pour remplacer du vinaigre, formicin (du latin formica « fourmi ») pour remplacer des fourmis, galactique (du grec γαλαχτος « lait ») pour remplacer du lait, lignique (du latin lignum « bois ») pour remplacer du bois, muriatique (du latin muria « saumure ») pour remplacer du sel marin, oxal (du grec latinisé par Linné oxalis « petite oseille ») pour remplacer de l’oseille.

Ce principe facilite la concaténation des noms de substances et accroit ainsi les possibilités de condensation de l’information. Une étape supplémentaire sera franchie avec l’utilisation systématique de suffixes dénotant la réaction chimique (cf. supra, 10. 1. 2.). Le syntagme indique alors non seulement la composition du corps, mais également les différentes opérations effectuées pour l’obtenir :

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L’utilisation systématisée des formants grecs et latins, dont les capacités combinatoires remplissent pleinement les pré-requis compositionnels de l’épistémologie taxinomico-nomenclaturale, sera donc optimisée par l’adjonction raisonnée de suffixes.

On peut parler, à l’instar de François Dagognet (1970 : 58), de seconde révolution gutenbergienne liée à une algébrisation de l’information :

‘Le mot précis (...) oblige à des choix, à une brusque contraction qui ne garde que le fondamental. (...). Le néologisme signifie la possession la plus sûre, une sorte de suprême thésaurisation. Il impose aussi le « diagramme », à sa manière, qu’il force à un tri entre l’essence et l’accidentel, entre la vérité et ce qui la recouvre (Dagognet, 1970 : 117-118).’

Comme les taxinomies et nomenclatures, les langues universelles affectent un signe aux divisions du monde qu’elles pratiquent ; de même, elles restituent les rapports entre ces éléments classificatoires par la concaténation des signes qui leur sont attribués, ce qui permet de transmettre leur indexation dans la classification.

L’autre enjeux des langues universelles, comme leur nom l’indique, est de dépasser les idiosyncrasies, et, pour cela, d’évacuer le problème des langues naturelles, dont on connaît le caractère arbitraire (Pactum verbale) depuis Hobbes. Les noms attribués aux classes doivent être délivrés des charges signifiantes, affectives et donc erronées (selon John Wilkins) des signes linguistiques en usage dans les systèmes langagiers. La systématique de Linné ne remplit qu’en partie le programme des langues universelles dans la mesure où elle reprend des lexèmes déjà existants. C’est avec la nomenclature de 1787 que la programmatique de la lingua universalis est respectée dans une plus large part dans la mesure où un pas est franchi en direction de la characteristica universalis, composante majeure des langues philosophiques à la recherche d’une plus grande transparence sémiotique et communicationnelle. Dans le contexte linguistique de la période, les formants gréco-latins ne peuvent certes pas être considérés comme détachés de tout ancrage linguistique, d’autant plus que certains des éléments de la nomenclature sont des emprunts au fonds lexical classique. Cependant, d’autres sont des néologismes qui ne peuvent être chargés de cette part sémantique, considérée comme un obstacle épistémologique par les universalistes.

La programmatique des nomenclateurs rejoint alors celle des langues universelles : les formants n’ont de valeur signifiante qu’au sein de la nomenclature. Ainsi, comme nous l’avons montré précédemment, le terme didynamia n’est compréhensible que dans le cadre du système, puisque δυναμις, dont le formant -dynamia est extrait, signifie « force, puissance ». Une interprétation naïve de l’exogène ne pourrait en aucune façon renvoyer à la définition de la classe, à savoir « qui possède deux étamines “fortes” ». De même, les dénominations des classes 16, 17 et 18 ne permettent pas de savoir, en l’absence des règles terminogéniques du système, que le couple (-adelphia, de αδελφος « couple ») auquel il est fait référence est celui formé par deux étamines.

On retrouve ici les principes lexicogénétiques proposés par Condillac : la création de termes, quand elle est inévitable, doit produire des signes s’intégrant au système déjà existant (cf. supra, 2e partie, 9. 2. 1.). Dans le contexte spécifique des sciences naturelles ou de la chimie, les termes sont construits par analogie avec le reste de la taxinomie ou de la nomenclature, qui, en raison de son caractère raisonné, se substitue peu à peu au système général.

Enfin, la terminogenèse nomenclaturale implique une condensation, puis une organisation de l’information. Ce double mouvement de miniaturisation et d’agrandissement court-circuite le fonctionnement linguistique des mots. En effet, ce n’est pas l’ensemble des caractéristiques du réfèrent qui est miniaturisé, mais une caractéristique choisie en fonction de son caractère classificatoire, ce qui ancre automatiquement le signifié dans la structure organisationnelle adoptée par le nomenclateur ou le taxinomiste. Ainsi, chez Linné, le fait d’appartenir à une classe des plantes possédant plus de 20 étamines est la polyandrie (dans son adaptation française) ; or, dans la langue intellectuelle, pour ne pas dire courante, la polyandrie désigne une polygamie féminine. Cependant, les deux termes ne sont pas assimilables ou inclus dans une relation de polysémie, voire de polysémèmie, mais d’homonymie. Le formant -andr(i)e doit, dans le cadre de la taxinomie linnéenne, être réinterprété comme « organe mâle ».

L’agrandissement, seconde étape de ce processus, est un agrandissement des différences, ce qui implique qu’il offre une vision déformée du signifié. Ainsi, nous avons constaté que l’étymologie seule ne permet pas de décoder les termes, et qu’il est nécessaire de connaître les clefs de codage (cf. supra, 10. 1. 2.). Au nombre de ces clefs de codage, l’implicitation n’est ni plus ni moins qu’un phénomène d’annexion des sèmes communs par les sèmes oppositifs : le terme didynamia est le résultat de l’intégration du sème /organe mâle/ au sème /force/, qui différencie les classes 14 et 15 des classes 1 à 13. Le formant -dynamia est donc à interpréter comme « organe mâle fort ». Ce phénomène se matérialise dans le signifiant lui-même, qui, au nom de la mise en avant de la différence, tend à rendre implicite le caractère commun. Si nous poursuivons notre analyse du système linnéen, nous constatons que la disparition du formant -andria évoquée plus haut trouve ici son explication. Chez Linné, les plantes sont divisées, entre autres, en plantes dont les étamines sont égales entre elles, et en plantes dont certaines étamines sont plus longues, ou plus « fortes ». Ces deux classes de rang supérieur sont dénommées sur des principes similaires de dénombrement des étamines, si ce n’est que dans la seconde classe, seules les étamines « fortes » sont comptées. Celle-ci comprend, rappelons-le, les didynamia et les tetradynamia. L’opposition entre ces deux classes repose donc sur la différence de préfixe :

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Cette communauté des formants de position 2 rend prégnante l’opposition des préfixes, et souligne donc la différence entre les deux classes. Cette remarque est valide pour toutes les classes de rang supérieur, et donc pour celle des plantes à étamines égales entre elles :

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Cependant, les dénominations de ces deux classes reposant sur le principe de dénombrement, il se trouve qu’elles utilisent toutes deux les préfixes di- et tetra- (diandria, tetrandria, didynamia, tetradynamia). La comparaison entre ces classes repose alors sur l’opposition des formants en position 2 :

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On comprend dès lors pourquoi le formant -andr(ia) a été éliminé. En effet, la logique aurait voulu que les classes 14 et 15 s’appellent °didynamandria et °tetradynamandria. Mais la prégnance des formants en position 2 engendrée par leur différence aurait été moins forte, puisque parasitée par la présence d’un formant final commun  :

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L’opposition se serait alors reportée sur le début des termes, et aurait conduit à la ré-interprétation de didynam- et tetradynam- comme des formants complexes. Cette interprétation, qui possède toute sa logique, et qui n’est pas totalement fausse au sein de la taxinomie, ne gêne pas l’interprétation oppositive au sein de la classe de rang supérieur :

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Cependant, l’interprétation oppositive ne peut plus fonctionner au sein de la taxinomie, puisque c’est tantôt le préfixe numéral, tantôt le formant complexe qui est considéré comme marqueur d’opposition :

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Ceci impliquerait alors des règles d’interprétation différentes dans les oppositions au sein d’une classe et dans les oppositions entre deux classes de même rang, contrairement à la solution adoptée par Linné :

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C’est donc bien la structuration de l’ensemble qui prévaut dans la construction et l’interprétation des éléments terminologiques de la taxinomie, qui échappent dès lors aux règles de l’usage quotidien des langues.

La nomenclature chimique de 1787 radicalise ce principe. En effet, si la motivation des formants utilisés par Linné est parfois difficile à inférer, ceux-ci conservent un sens linguistique. En revanche, les suffixes lavoisiens ne possèdent pas de valeur signifiante hors de la nomenclature. Leur valeur signifiante n’est le fait que de leur assignation à une classe ou de la relation paradigmatique établie avec les autres suffixes de la nomenclature (cf. supra, 10. 1. 2.).

Notes
353.

Quelques vingt ans plus tard, l’anatomiste français Vicq d’Azyr, qui souhaite perfectionner le système de dénomination linnéen, appellera de ses voeux une nomenclature fondée sur la composition et la dérivation, qu’il tentera de mettre en place :

Ce serait peut être une entreprise utile que de substituer à la nomenclature ancienne de l’anatomie une nomenclature entièrement nouvelle dont les noms eussent, dans les différentes classes, une correspondance régulière avec leur genre, par leur composition et par leurs finales...

Ce travail, analogue à celui dont plusieurs chimistes illustres ont publié le plan pour la science qu’ils cultivent, semble devoir être l’ouvrage de ce siècle éclairé (Vicq d’Azyr, Discours sur l’anatomie comparée, édition de 1811 : 204-205 ; cité par Dagognet, 1969 : 218).