10. 2. 1. 2. La fonction heuristique

Comme le souligne François Dagognet à propos de la méthodologie linnéenne, la taxinomie – au sens d’un ensemble de règles de dénomination – permet d’accéder à la connaissance de l’objet ; les formants dont est composé le nom d’un objet permettent de connaître sa place indexatoire et sa définition :

‘On a donc renversé les opérations les plus usuelles : on ne cherche plus à désigner ce que l’on sait, mais, dorénavant, il ne faut qu’apprendre à désigner pour savoir vraiment (Dagognet, 1970 : 21).’

Ce phénomène n’est pas sans rappeler une fonction des langues universelles : la transmission directe du savoir au moyen des liens directs établis entre les mots et les choses.

Cette option est un reliquat des vieux fonds adamistes, qui, il faut le souligner, ont été abandonnés avec le siècle des Lumières. Le pont détruit entre le signe et la chose, rompu par le sensualisme, sera reconstruit par les universalistes, qui, conscients de l’arbitraire du signe, décident d’en faire le nouveau lien entre les mots et le monde. Arbitraires, certes, mais exempts de toute subjectivité et ne pouvant renvoyer qu’au concept, les signes verbaux deviennent dans leur théorie des signes conceptuels.

Mais c’est là que le projet universaliste échoue, ou tient peu compte des réalités d’une linguistique qu’il connaît mal. Maupertuis, dans sa Dissertation sur les différents moyens dont les hommes se sont servis pour exprimer leurs idées (1754), estime que les langues universelles ne sont applicables que lorsque l’on a peu d’idées à décomposer, dans des domaines exemplaires comme l’algèbre, la musique, l’arithmétique. Il circonscrit donc les codes symboliques aux seuls domaines où existent des notations compréhensibles internationalement : les chiffres et les notes de musique (Maupertuis, Dissertation sur les différents moyens dont les hommes se sont servis pour exprimer leurs idées, XLI ; 1754 : 115) (cf. supra, 2e partie, 9. 3. 1.). Le constat est clair : les possibilités d’application des langues universelles n’existent que dans des domaines restreints, à l’axiomatique forte.

Le double obstacle à la constitution des langues universelles, à savoir la symbolique à une des extrémités du continuum, et le découpage du monde à l’autre extrémité de celui-ci, ne s’applique pas à ces sémiotiques scientifiques que sont les taxinomies et les nomenclatures.

En effet, il s’agit là de domaines restreints, où il est plus aisé de pratiquer un découpage du monde ; d’autre part, la relative clôture du domaine étudié permet aux signes de s’appuyer sur le médium de la représentation structurelle, et d’y trouver une seconde iconicité. Ainsi, Lavoisier, reprenant les principes de Bergman, indique :

‘j’ai désigné autant que je l’ai pu les substances simples par des mots simples, et ce sont elles que j’ai été de nommer les premières. (...)
A l’égard des corps qui sont formés de plusieurs substances simples, nous les avons désignés par des noms composés comme le sont les substances elles-mêmes ; mais comme le nombre des combinaisons binaires est déjà très considérable, nous serions tombés dans le désordre et la confusion, si nous ne nous fussions pas attachés à former des classes. Le nom de classes et de genres est dans l’ordre naturel des idées, celui qui rappelle la propriété commune à un grand nombre d’individus : celui d’espèces, au contraire, est celui qui ramène l’idée aux propriétés particulières à quelques individus (Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, « Discours préliminaire », 1789 ; in Pages choisies, 1974 : 186-187).’

D’autre part, la formation de classes, qui répond à la fois au principe de condensation de l’information (mais également d’économie mémorielle et matérielle) et à celui d’agrandissement des différences, est facilitée par le choix d’un critère de classification unique. L’application des règles de découpage et de symbolisation du réel aux disciplines taxinomiques est donc facilitée par le fait que l’objet est abordé selon un angle spécifique (le taxon en sciences naturelles, l’analyse expérimentale en chimie) ; la possibilité de réduire la discipline à une pure nomenclature arborescente rend floue la frontière entre méthodes de dénomination et méthodes de classification, comme le soulignent à maintes reprises Linné ou Lavoisier :

‘Cette méthode qu’il est si important d’introduire dans l’étude et dans l’enseignement de la chimie, est étroitement liée à la réforme de sa nomenclature ; une langue bien faite, une langue dans laquelle on aura saisi l’ordre successif et naturel des idées, entraînera une révolution nécessaire et même prompte de la manière d’enseigner ; elle ne permettra pas à ceux qui professent la chimie de s’écarter de la marche de la nature ; il faudra ou rejeter la nomenclature, ou suivre irrésistiblement la route qu’elle aura marquée. C’est ainsi que la logique des sciences tient essentiellement à leur langue et, quoique que cette vérité ne soit pas neuve, quoiqu’elle ait déjà été énoncée, comme elle n’est pas suffisamment répandue, nous avons cru nécessaire de la retracer ici (Lavoisier, Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner le langage de la chimie in OEuvres , T. V, 1892 : 359 ; cité par Gusdorf, 1978 : 371).’

Signalons d’autre part que le refus de la voie purement arbitraire, l’utilisation des langues naturelles et de leurs capacités combinatoires est beaucoup moins coûteuse que l’apprentissage d’un nouvel alphabet, comme le signale Lavoisier :

‘nous y avons trouvé l’avantage de soulager la mémoire des commençants qui retiennent difficilement un mot nouveau lorsqu’il est absolument vide de sens, et de les accoutumer de bonne heure à n’admettre aucun mot sans y attacher une idée (Lavoisier, Traité élémentaire de chimie « Discours préliminaire », 1789 ; in Pages choisies, 1974 : 187).’