10. 2. 2. La voie propre

Au sein des sciences naturelles, dans le prolongement des idées de John Ray et de Pitton de Tournefort (cf. supra, 2e partie, 9. 2. 3.), les objets de connaissance sont observés de manière systématique, ordonnés, intégrés dans un système global par un processus de taxinomie emboîtée au moyen d’une identification aristotélicienne par ressemblances et différences, et classifiés grâce à des clés de détermination. Linné introduit non seulement la taxinomie « sexuelle », qui révolutionne le domaine, mais aussi des règles lexicogénétiques strictes, plaçant le nom au coeur de la démarche taxinomique (cf. François Dagognet (1970 : 39), et supra, 10. 1. 2.). Botaniste et lettré, le naturaliste suédois a tout naturellement recours au latin356, langue qui offre non seulement l’avantage d’être internationalement connue – et évite ainsi tout problème de traduction – mais également celui d’être dotée d’un système morphologique adapté aux principes classificatoires.

Quelques années plus tard, la création de la nouvelle nomenclature systématique de la chimie par Guyton de Morveau, Lavoisier, Berthollet et Foucroy, répond à la même logique. On assiste alors au passage d’un symbolisme figuratif (de l’alchimie, où les symboles renvoient à des images, des propriétés magiques) à un symbolisme caractéristique (au sens d’ars characteristica)357 autorisant l’analyse des signes comme index des propriétés des corps ou de leur composition.

L’adoption de formants grecs et latins se fait tout naturellement. Outre le caractère de scientificité accru qui constitue un atout majeur pour une discipline qui, durant tout le siècle, cherche à s’émanciper des anciennes conceptions alchimistes, ces formants permettent d’éviter les circonlocutions, trop nombreuses dans l’ancienne nomenclature comme le signale Guyton de Morveau dans le Journal de la Physique (1782). Tout comme en botanique et en zoologie, l’universalité et l’adéquation aux principes classificatoires sont également des critères de choix décisifs358. Avec la théorie moléculaire, la chimie exploite pleinement les ressources dérivationnelles et compositionnelles des langues classiques pour motiver son système terminologique et transposer ses concepts dans la langue.

Grâce à l’atout combinatoire supplémentaire que constitue la dérivation, les taxinomies et nomenclatures ont donc en partie rempli le programme des langues universelles : universalité et adéquation des concepts à la langue.

Il est vraisemblable que les collaborations entre universalistes et nomenclateurs ont fortement influencé les progrès des structures linguistiques et épistémologiques de la chimie et des sciences naturelles, par des modèles positifs, comme nous l’avons montré, mais aussi négatifs. Ainsi, l’abandon des langues universelles a priori aurait porté les nomenclateurs hésitants à se tourner vers les langues classiques359 et fait ressurgir au 18e siècle des pratiques assimilables au projet de régularisation du latin du père Philippe Labbé (Grammatica linguae universalis (troisième édition, 1663)) ou de Leibniz. Ainsi, arguant du caractère social des langues, Destutt de Tracy détruit tout espoir de créer une langue universelle, et estime que des versions aménagées du latin et du grec seraient beaucoup mieux adaptées à la communication internationale (cf. supra, 2e partie, 9. 3. 1.). Cette alternative est en partie adoptée avec l’utilisation et la régularisation, non des langues classiques, mais de leurs ressources morpholexicales, par l’assignation d’une valeur fixe aux éléments du corpus utilisés dans le domaine nomenclaturé.

Cette divergence par rapport aux langues universelles a posteriori se manifeste par le retour de la notion d’usage, évincée au nom d’une approche raisonnée du langage. Reprenant un des principes de la nomenclature de 1782 de Guyton de Morveau, qui prônait l’adaptation au génie des langues, Lavoisier adopte une voie moyenne :

‘On peut se rappeler que nous nous sommes efforcés de conserver à toutes ces substances les noms qu’elles portent dans la Société : nous ne nous sommes permis de les changer que dans deux cas ; le premier à l’égard des substances nouvellement découvertes et qui n’avaient point encore été nommées, ou du moins pour celles qui ne l’avaient été que depuis peu de temps, et dont les noms encore nouveaux n’avaient point été sanctionnés par une adoption générale (...) Nous n’avons fait alors aucune difficulté de leur en substituer d’autres que nous avons empruntés principalement du Grec (Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, « Discours préliminaire », 1789 ; in Pages choisies, 1974 : 186-187).’

Enfin, les nomenclateurs, dont Linné, se heurtent à un dilemme : comment trouver l’équilibre entre précision et concision ? Doit-on multiplier les classes (afin d’obtenir la concision lexicale) ou multiplier les affixes (afin de transmettre avec précision les informations sur l’objet dénoté) ? La réduction du monde aux concepts fondamentaux et la hiérarchisation de ceux-ci ont toujours été le principal écueil des universalistes, et les naturalistes comprennent qu’il faut se méfier des élaborations théoriques, certes séduisantes, mais qui conduisent à des voies sans issue.

Les premiers champs terminologiques organisés semblent remplir les objectifs séculaires d’indexation et de transmission de l’information des langues rationalisées. Forts des expériences du 17e siècle, les scientifiques révisent cependant ces objectifs. D’une part, il n’est pas question de codification du monde, mais de domaines partiels. D’autre part, il est tenu compte des conditions sociales de production et d’utilisation des langues. Le maintien d’un équilibre entre usage et rationalité, entre tradition et modernité, fait la force de ces nomenclatures et taxinomies qui se diffusent rapidement et perdurent, sous des formes aménagées, jusqu’à nos jours (c’est notamment le cas des systèmes de Lavoisier et de Linné).

Ainsi, les langues latine et grecque fournissent les matériaux morphologique et lexicogénétique de dispositifs qui se transforment progressivement en sémiotiques. Émergent ainsi des ébauches d’iconicité de second ordre, comme l’utilisation de noms composés pour les substances composées. Mais le principe fondamental de cette codification conjointe du domaine et de sa langue demeure ce que Michel Foucault (1966 : 87) appelle l’espace du tableau. En effet, la clôture de l’ensemble lexical ainsi rationalisé induit la production d’une sémiotique propre. Il en résulte que les nomenclateurs et taxinomistes construisent peu à peu un système lexical parallèle au système langagier. Exploitation rationnelle des capacités indexatoires des langues naturelles, son utilisation optimisée requiert des clefs de (dé)codage complémentaires aux compétences linguistiques.

La naissance d’une nomenclature organisée et raisonnée est le fruit de la conjonction de la pratique et de la théorie. D’un coté, la méthodologie naturaliste, la pratique empiriste, l’analyse expérimentale, mais aussi, la conscience des réalités sociolinguistiques, leçon tirée de l’échec du projet universaliste. De l’autre, les élaborations et conjectures universalistes, la psychologie génétique de Condillac et l’obsession d’un langage rationnel calqué sur le modèle de l’algèbre. Mais, de part et d’autre, science et langage sont perçus comme des réalités indissolubles, et les signes comme des outils de raisonnement. La relation isomorphe entre la lecture du monde et la représentation de celle-ci se traduit par la notion d’analogie – entre les mots, entre les mots et les choses –, qui trouve un champ d’application privilégié dans les taxinomies et nomenclatures.

Au plan lexicogénétique, l’utilisation d’un matériau pluriséculaire – le latin ou le grec – pour dénommer des réalités nouvelles est justifié par la notion d’analogie. Le premier type d’analogie, l’analogie entre les mots – qui doit constituer le guide de la pensée lors des étapes du raisonnement – se traduit par la création ou par la perpétuation de paradigmes ; le second type d’analogie, l’analogie entre les mots et les choses — qui sert de fil conducteur entre le monde et le langage – trouve dans les morphèmes gréco-latin un materiau particulièrement adapté à l’espace tabulaire des taxinomies et nomenclatures.

Au plan sociolinguistique, cette conception constitue le lieu de conjonction entre tradition et progrès : l’analogie entre les mots répond de l’héritage classique de l’ordre, alors que la condition de réalisation de cette analogie, la néologie, appartient à la modernité. La néologie, traditionnellement conçue comme une forme de pathologie du langage (cf. supra, 2e partie, 8. 2. 2., mais aussi Jean-Pierre Seguin (1999 : 283-285) et Jacques-Philippe Saint-Gérand (1999 : 424-440)), trouve ainsi un remède : une néologie réglée est une néologie acceptable, et le refus de la marge s’auxiliarise une création rationalisée. Et, de fait, bien que soulevant des tempêtes de protestations, les créations de Lavoisier seront adoptées. L’obsession rationnelle, si caractéristique de la période révolutionnaire – le calendrier basé sur le système décimal et dont les noms oscillent entre l’incrémentation arithmétique (primidi, duodi, décadi) et la fonction indiciaire (germinal, pluviôse, floréal, thermidor) est particulièrement révélateur de cet état de fait –, lui donne une justification. Cette position entraîne une révision du statut du néologisme, pas que Condillac n’était pas tout à fait prêt à franchir. L’âge classique est désormais soldé et le poids du Grand Siècle enfin assumé.

Notes
356.

Ceci en empruntant aux nomenclatures anciennes ou par création. Les hypogénériques et les spécifiques sont en latin, alors que les hypergénériques, les classes et les familles sont en grec latinisé.

357.

Avec cette étape transitoire que constituent les débuts de la chimie, aux dénominations très proches de l’art culinaire, et fortement métaphoriques.

358.

Guyton de Morveau recommande l’usage des langues classiques, mais n’en fait pas une obligation, soulignant seulement l’universalité de celles-ci.

359.

Ce n’est pas le seul facteur, mais nous reviendrons sur ce point plus tard. Sur le plan de la chronologie, les premières grandes taxinomies datent de la fin du 17e siècle (cf. supra, 2e partie, 9. 2. 3.) – John Ray rédige son chef d’oeuvre, l’Historia plantarum generalis, entre 1686 et 1702 et Pitton de Tournefort publie ses Éléments de botanique en 1694 –, période où se raréfient les travaux sur les langues universelles a priori.