Chapitre 11
La méthode synthétique : le modèle scientifique

Michel Foucault présente la fin de 18e siècle comme le moment de la dissolution « du champ homogène des représentations ordonables » (Foucault, 1966 : 256) qui laisse place à « un décalage de l’être par rapport à la représentation » (Foucault, 1966 : 258). Et, de fait, au 19e siècle, l’hétérogénéité de notre champ épistémologique s’oppose à l’unité d’une période où langage et méthodologie scientifique répondaient au même mouvement analytique, où scientifiques et philosophes du langage avaient les mêmes préoccupations. Le monde a été partifié et l’époque des grands travaux de dénomination est révolue. Les scientifiques ont adopté ces fondements que sont la nomenclature chimique de 1787 ou la méthode linnéenne, et ils se contentent désormais d’effectuer des aménagements partiels ou des prolongements de paradigmes. La terminologie n’est plus un enjeu méthodologique, mais un mode de représentation. Quant aux forces vives de la philosophie du langage, elles ont cessé de considérer la langue comme l’outil de la science positive pour en faire l’objet de celle-ci. C’est pourquoi notre étude ne portera qu’indirectement sur les créations terminologiques, à travers le contexte scientifique et linguistique qui est le leur. Nous analyserons l’évolution parallèle des sciences et des théories du langage, cherchant à en déterminer les points de conjonction, ainsi que la concrétisation de ceux-ci dans les termes. Car si langage et science ne sont plus réunis dans un plan commun, l’étude de celui-là emprunte les méthodologies de celles-ci.

Objectivation du langage ne signifie pas pour autant dévaluation de la chose linguistique : en écho à la mise en place d’instances de légitimation du 17e siècle français, l’Allemagne se dote de structures propres à réévaluer sa langue. Les conditions de réalisation de l’entreprise comparatiste et historique – que Sylvain Auroux (1988) (cité par Trabant, 1992 : 142) compare à la Big Science, en ce qu’elle constitue une entreprise universitaire de grande ampleur, porteuse de l’investissement symbolique et matériel d’un État – témoignent des enjeux que représente la nouvelle recherche linguistique, comme elles expliquent que les linguistes allemands dominent la discipline durant la majeure partie du 19e siècle.

La pensée de Wilhelm von Humboldt articulera ces deux moments systémiques de la construction terminologique. Homme du 18e siècle, philosophe du langage, il établit cependant une programmatique comparatiste, et, dans une moindre mesure, historique. D’autre part, il séjourne à Paris de 1897 à 1801, période durant laquelle il lit les écrits de Condillac (Essai sur l’origine des connaissances humaines, Le traité des systèmes, Le traité des sensations et Le traité des animaux), fréquente les héritiers de ce dernier, le groupe des Idéologues, dont il étudie la pensée de chacun des membres. De ce contact physique et intellectuel résulte la place centrale qu’il accorde au langage dans l’acquisition de la connaissance, trace tangible de l’influence de Condillac sur sa pensée.

Le second point de conjonction entre la pensée de Humboldt et le courant analytique français est leur rupture avec la conception traditionnelle de l’arbitraire du signe langagier. En effet, ils ne pensent pas que le mot soit d’origine purement conventionnelle, mais qu’il possède certains fondements naturels. Malgré quelques divergences, la pensée de Humboldt constitue le point d’aboutissement des théories de Condillac (cf. Trabant (1992 : 119))360. Ainsi, contrairement à son prédécesseur français qui ne considère l’arbitraire qu’au plan de l’aspect matériel du mot, Humboldt étend cette notion au niveau de la signification. D’autre part, avec la pensée humboldtienne, cet arbitraire devient actif, formateur du monde, fruit de la subjectivité humaine, en opposition avec l’arbitraire passif de l’auteur de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, qui le considère comme une déviation de l’ordre du monde imposé par la nature361.

Là où Condillac voyait un écart que la connaissance permet de réduire afin de rendre au langage son statut de structure homologue à ce qu’il représente, Humboldt conçoit la construction d’une représentation du monde concomitante de la création des mots. Ceux-ci, s’ils ne sont pas le fruit de l’objectivité, n’en sont pas indépendants pour autant : en étroite relation avec les contenus de conscience du sujet, ils constituent des représentations du monde, dans lequel l’entendement possède sa part.

Cependant, si Condillac considère les objets comme nécessaires dans les deux stades successifs de l’imagination créatrice, Humboldt ne voit pas en celle-ci une résultante de la réalité362. Estimant que l’objet doit être la création de la subjectivité du sujet, il avance que le créateur doit effacer de sa mémoire les traces de celui-ci et le re-construire sur des bases purement imaginatives. Dans cette théorie, le langage joue le double rôle de miroir du monde et d’organe (au sens kantien) de l’homme, médiateur entre l’entendement et la sensibilité. Il faut voir dans cette pensée l’influence de Kant, qui, dans sa Critique de la faculté de juger, établit la subjectivité du goût sans abandonner pour autant le rôle du sens commun dans le jugement (cf. Trabant (1992 : 54)). Comme lui, il construit une théorie des rapports dynamiques reliant le pôle de l’intelligible et le pôle du sensible. Cette problématique sera également abordée par Herder et les frères Schlegel, qui s’interrogent sur les rapports entre le jugement personnel et l’objectivité scientifique363.

À cette première période, encore fortement marquée par la pensée kantienne (Humboldt, Herder), succèdera une seconde, qui s’inspirera des sciences de la nature (August Schleicher, Franz Bopp, Rasmus Rask, Friedrich von Schlegel, puis les néo-grammairiens)364. L’articulation entre l’idéalisme et le positivisme365 linguistique s’effectuera par l’évolution du concept d’organisme, qui glisse de sa conception philosophique (Geist, au sens d’entité, de génie, organisme étant pris dans un sens spéculatif de concept évolutif, médian entre le monde et l’esprit) à sa définition biologique366. Ainsi, Franz Bopp (1833, Vergleichende Grammatik des Sanskrit, Zend, Griechischen), qui se réclame par ailleurs de la physique mécanique, se servira du concept d’organisme linguistique qu’il empruntera à Humboldt avec lequel il entretiendra une correspondance scientifique suivie.

De la philosophie spéculative aux méthodes des sciences dures sur les bases de l’épistémologie comtienne, telle est la trajectoire d’une linguistique en construction.

Notes
360.

Cette rupture est d’une importance majeure pour le sujet qui nous occupe, puisqu’elle suppose une relation raisonnée entre les mots, ou encore entre les mots et l’idée des choses, et conduira à la notion d’iconicité, composante majeure de la construction d’une science systémique du langage (cf. infra, 12. 3.).

361.

À l’origine de cet écart, les contingences sociales, géographiques et individuelles.

362.

Pour une comparaison des pensées de Humboldt et de Condillac, voir Jürgen Trabant (1992 : 117-137).

363.

À propos de l’influence de Kant sur Humboldt, voir, bien entendu, Jürgen Trabant (1992), mais aussi Ernst Cassirer (1972 a : 105-111).

364.

Nous ne reviendrons pas sur les phénomènes de filiation philosophique brillamment exposés par Michel Foucault, signalons simplement, parmi les facteurs de cette nouvelle épistémè, le mouvement romantique, particulièrement puissant en Allemagne, qui fait apparaître un courant de pensée fertile, le nationalisme allemand qui va tout naturellement rechercher dans ses figures les plus brillantes (Leibniz, Kant) une nouvelle inspiration (cf. supra, 2e partie, 9. 3. 2. et 9. 3. 3.) et l’empirisme, qui, associé au progrès de la science, voit dans le positivisme son aboutissement logique. Cependant, il convient de signaler que dans les faits, l’appartenance des penseurs à l’un où l’autre des courants n’est pas aussi tranchée. La pensée de Humboldt, nous l’avons signalé, ne se réduit pas à une philosophie du langage, les oeuvres de August Schleicher et de Friedrich von Schlegel sont de celles qui traduisent la métamorphose du contexte épistémologique. De même, il n’est pas de limites, ni de successions chronologiques précises.

365.

Nous n’emploierons pas ce terme au sens de « comtien » – en effet, Auguste Comte n’a que peu d’influence en Allemagne – mais à celui, plus large, d’une recherche de lois régulières établies grâce à l’observation des faits au moyen de protocoles d’étude calqués sur ceux de la science expérimentale et empirique.

366.

Le concept d’organisme a été créé par Schlegel dans La langue et la philosophie des Indiens (cf. Ernst Cassirer (1972 a : 101-102 et 111-112)).