11. 1. 1. L’espace du dehors et l’espace du dedans

Les bases de cette pensée, nous l’avons signalé précédemment, se trouvent dans la pensée intuitionniste kantienne : Kant s’oppose aux auteurs classiques qui postulent le rapport direct entre les choses et la connaissance – la conformité des pensées du sujet à l’objet – ; pour lui, la connaissance ne porte pas sur les choses en elles-mêmes, mais sur nos représentations de celles-ci. Humboldt, profondément influencé par l’auteur de La critique de la raison pure, partage avec celui-ci cette idée que la conscience du monde est une conscience subjective.

Cette thèse suppose que le langage, en tant que celui-ci est un des moments constitutifs de l’appropriation du monde, est profondément lié à l’univers cognitif de l’individu. Les membres d’une nation possédant, à quelques choses près, le même univers cognitif, la réduction de ces idiosyncrasies est prise en charge par la fonction langagière des idiomes qui permet d’effectuer des ajustements notionnels. En extériorisant linguistiquement sa pensée, le sujet parlant prend conscience de celle-ci. En entendant celle de l’autre, il intègre des vérités inconnues de lui (Trabant, 1992 : 58-59). Ainsi, l’association des Weltansichten de la communauté permet de former un tout comprenant l’ensemble des points de vue sur un phénomène. C’est l’ensemble de ces points de vue qui permet d’atteindre l’objectivité367. Mais ce phénomène est récursif, et l’objectivité ainsi construite n’est que relative : l’analyse pratiquée à l’échelon de l’individus est valide à celui de la nation. Celle-ci, considérée comme une forme spirituelle de l’humanité (Cassirer, 1972 a : 105), possède sa propre Weltansicht. La manière d’objectiver le monde varie donc en fonction des langues qui donnent forme aux faits extérieurs et façonnent les concepts368.

Également influencé par Kant dont il fut le disciple, Herder est l’un des premiers à énoncer cette thèse (cf. supra, 2e partie, 9. 3. 2.)369. Concomitant de la perception, et moment constitutif de celle-ci, le langage permet discernement des concepts dans l’océan des sensations, selon la propre expression de l’auteur du Traité sur l’origine du langage (1772). Il détermine et distingue les contours des impressions, les transformant en intuitions. Le langage devient dès lors un facteur de l’élaboration de la conscience. Pensée et langage sont donc indissociables, l’une étant soumise, ou présupposée par l’autre.

Humboldt conservera l’idée d’une structuration du magma des sensations par le langage : celui-ci objective les impressions sensibles en leur donnant forme. Le double enracinement du linguistique dans les sphères du sensoriel et de l’intellectif font du langage ce médium que Kant appelle le schème transcendantal ; truchement de la compréhension intellective, il raffine et prépare l’expérience sensorielle afin de lui conférer une structure dans la pensée :

‘La langue est, dès ses premiers pas, entièrement humaine et a des ressources pour s’avancer, hors de toute préméditation, à la rencontre de tous les objets, qu’ils soient donnés fortuitement par la perception sensible ou qu’ils soient élaborés par l’activité intérieure (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le Kavi, 14 ; 1835 : 199).’

Le langage n’est pas issu de l’objet, il n’en est pas une reproduction, mais une construction :

‘L’examen des oeuvres produites par la langue ne confirme pas davantage la thèse selon laquelle la représentation ne ferait que dénoter les objets déjà reconnus par la perception. Il serait impossible de rendre par là pleine justice à la richesse profonde de la langue. Celle-ci ôtée, c’en est fini du concept, mais c’en est fini aussi de l’objet pour l’âme, puisque l’objet extérieur ne peut accéder qu’au moyen du concept à l’essentialité capable de le faire reconnaître par l’âme. En vérité, il n’est pas un seul aspect de la perception subjective des objets qui ne s’investisse dans la formation et dans la pratique de la langue. Car le mot s’enracine précisément dans une telle perception ; plutôt qu’une réplique de l’objet en soi, il l’est de l’image que cet objet a produite dans l’âme (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le Kavi, 14 ; 1835 : 198).’

Le langage est donc un médiateur entre le monde (nature extérieure), et la pensée (nature intérieure) : la forme, fruit des impressions sensibles, objectivée par le langage, est une manière propre à l’esprit d’appréhender le réel au moyen de la catégorisation, point de départ de la perception, et instrument de construction du concept. La pensée idéaliste postule donc une interaction entre l’espace du dehors et l’espace du dedans, entre les sensations et leurs réalisations par l’intermédiaire d’une des manifestations de l’esprit, seul médium par lequel l’homme peut percevoir ce dernier : le langage.

La conception d’un espace extérieur transformateur de l’espace intérieur dans une perspective différenciée en fonction des individus apparaît également dans la science biologique naissante. Dans les introductions de son Système des animaux sans vertèbres (1801) et de sa Philosophie zoologique (1809), Lamarck, le fondateur de la biologie, postule l’influence indirecte du milieu sur l’évolution de l’organisme, ainsi que la création d’organes en fonction des besoins ; le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire radicalise cette thèse et conclut en une influence directe du milieu sur l’organisme. L’interaction entre l’espace du dehors et l’espace du dedans conduit à l’adaptation du sujet à son milieu ; en d’autre termes, à une lecture différente de la réalité sensible par l’individu.

Notes
367.

Ernst Cassirer (1972 a : 107) démontre ainsi que la vision de Humboldt est une circonscription de la vision de Leibniz à la sphère du langage. Celui-ci conçoit un monde qui n’apparaît que par son reflet dans les monades, qui contiennent l’ensemble des représentations individuelles dont l’harmonie préétablie permet d’assurer l’objectivité.

368.

La diversité qu’elles [i.e. les langues] révèlent ne porte pas sur les sons et sur les signes : elle concerne la manière d’appréhender le monde (Humboldt, La recherche linguistique ; 1822 : 88).

369.

Il s’inspire également de son condisciple à l’université de Königsberg, Georg Hamann, lui aussi influencé par Kant.