11. 1. 2. Une conception indiciaire

L’étude des liens entre l’espace intérieur et l’espace extérieur n’est pas une innovation du 19e siècle, ni même l’apanage du seul courant transformiste, dont Lamarck est le fondateur370.

Les naturalistes et anatomistes de la charnière des deux siècles établissent les corrélations entre les organes de surface, bases du système linnéen, et les organes internes (cf. Michel Foucault (1966 : 239-245)). À la fin du 18e siècle, le Prodomus methodi mammalium (1780) de Storr établit une connexion entre la surface du corps et le mode de fonctionnement de l’organisme : les extrémités des membres sont en corrélation avec les possibilités motrices de l’animal, elles-mêmes liées au mode d’alimentation, et donc, au fonctionnement du système digestif. Ainsi, la forme des sabots, qu’il se propose de prendre comme taxon, permettrait de déterminer quels sont les organes digestifs des animaux (cf. Michel Foucault (1966 : 241)). Pour Vicq d’Azyr, la zoologie, mais aussi l’anatomie, ne pourront progresser qu’au prix de la mise en corrélation du dehors et du dedans :

‘Celui qui peut s’élever à la connaissance des animaux doit considérer avec soin et comparer ensemble deux espèces d’organes, dont les uns sont placés à la surface et les autres dans les grandes cavités...Ces organes se correspondent ; ils forment, en quelque sorte, les deux extrémités du système animal ; et les uns ne peuvent éprouver de grands changements ni de grandes variétés sans que les autres y participent (Vicq d’Azyr, Premier discours sur l’anatomie, 1786 ; cité par Dagognet, 1970 : 71).’

Le zoologiste et paléontologiste Cuvier fait siens les préceptes de Vicq d’Azyr : dans ses Leçons d’anatomie comparée (1800-1805), il établit que la forme des dents est étroitement liée au fonctionnement du système digestif, ou encore que la présence de lèvres implique l’existence d’un système de lactation. La zoologie doit désormais « ‘établir la correspondance des formes extérieures et intérieures qui les unes et les autres font partie intégrante de l’essence de l’animal.’ » (Cuvier, Le Règne animal distribué d’après son organisation, T. I, 1817 : XIV ; cité par Foucault, 1966 : 282).

Dans son Traité d’auscultation médiate (1819), le médecin Laënnec établit la liaison entre l’espace interne et l’espace externe en reliant les symptômes et les organes, transformant la pathologie en physiopathologie ; ainsi, le terme cirrhose hépatique, qu’il forge en 1805, réunit le symptôme et l’organe affecté au moyen d’un adjectif de relation associé à un nom. Il qualifie une maladie (-ose : du grec - ωσις , suffixe nominalisateur correspondant aux verbes en -οω, présent dans des emprunts, des adaptations et des productions, puis spécialisé en médecine pour désigner les processus pathologiques et maladies) dont le symptôme est la production granuleuse d’une couleur rousse (κιρρος « fauve, orange ») par le foie (ηπαρ, ηπατος « foie »).

Cette conception de la fonction indiciaire que l’espace du dehors remplit par rapport à l’espace du dedans est également prégnante chez les philosophes. Pour Herder, le double ancrage du langage dans les sphères de la réflexion et de la perception permet à celle-ci, par une force immanente qui lui est propre, de muer le sensible en intuition dont la manifestation ultime est le mot, facteur d’élaboration de la conscience (cf. Ernst Cassirer (1972 a : 100-101)). Dans sa forme sonore et graphique, ce dernier représente en quelque sorte la structure de surface de la pensée.

Par le lien qu’il instaure entre la forme interne (innere Sprachform, le sens) et forme externe (äussere Lautform, le support sonore), lien qui peut être onomatopéique, analogique ou symbolique, Humboldt reprend en partie la conception indiciaire de Herder. Cette concordance entre le mode interne et le monde externe est, selon Humboldt, le but ultime du langage, qui devient alors une empreinte du contenu de conscience, accessible par le seul mot matériel (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi, 14 ; 1835 : 192). Cette thèse envisage le langage non comme un résultat (Ergon), mais comme un travail (Enérgeia) permanent de l’esprit qui vise à ‘« ployer le son articulé à l’expression de la pensée ’» (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi, 12 ; 1835 : 183). En effet, l’objectivité (Object) ne nous est pas donnée : elle est le fruit d’un travail de reconstruction permanent des liens entre les formes interne et externe. En tant que manifestation de l’esprit, le langage est également la manifestation de la dynamique spirituelle à l’oeuvre.

Rappelons-le, pour Humboldt les mots ne sont pas des signes des objets, mais des lectures du monde. Le langage, en tant qu’il est une activité – un travail d’établissement entre la forme interne et la forme externe du mot –, implique que les structures linguistiques guident les structures conceptuelles, et, par la même, la façon de penser :

‘Si les hommes se comprennent, ce n’est pas parce qu’ils se remettent en mains propres des signes indicatifs des objets, ni parce qu’ils se déterminent mutuellement à produire exactement le même concept : c’est parce qu’ils s’invitent mutuellement à effleurer le même maillon de la chaîne de leurs représentations sensibles et de leurs productions conceptuelles internes, c’est parce qu’ils frappent la même touche de leur instrument spirituel, ce qui déclenche en chacun des interlocuteurs des concepts qui se correspondent sans être exactement les mêmes. C’est au prix de ces limites et de ces divergences [Divergenzen] qu’ils se mettent à converger vers le même mot (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le Kavi, 31 ; 1835 : 323). ’

En effet, c’est par la constante reconstruction des rapports entre forme interne et forme externe que l’interpénétration de ces deux entités aboutit à une synthèse dans laquelle le développement de l’une sans modification de l’autre.

Notes
370.

La pensée de ce dernier constitue le point de conjonction de deux courants de pensée qui s’opposent au fixisme biomécaniste du 17e siècle, puis de la fin du 18e siècle. Le premier courant, auquel appartient Maupertuis, mais aussi Buffon, peut être qualifié de mécaniste en ce qu’il fait reposer l’évolution sur le mécanisme des variations génétiques, ou encore l’hérédité des caractères acquis associée à l’influence des climats. Le second courant, antimécaniste, est une forme de réactionisme, et met en avant les capacités de la vie à répondre à tous types de situations. Au premier, Lamarck emprunte l’hérédité des caractères acquis et l’influence des climats ; du second, il hérite la notion de réactionisme, arguant que l’animal développe l’organe dont il a besoin.