11. 2 . 1. L’évolutionnisme

La linguistique est l’héritière de la science classificatoire des siècles précédents. Rappelons-le, Friedrich von Schlegel oppose les langues organiques (fondées sur la puissance et la fécondité des racines) aux langues mécaniques (produits d’un aménagement compliqué et fragile), opposition assimilable à la dichotomie langues flexionnelles/langues à agglutination. Mais l’étude des langues adopte désormais une approche axiomatique, et la typologie de celles-ci cède peu à peu la place à la grammaire comparée (cf. supra, 11. 1. 3.). Rask comme Bopp sont à la recherche des lois morphologiques et phonétiques régissant les langues (cf. Simon Bouquet (1997 : 112 n.)) : il ne s’agit plus de définir les ressemblances, mais de s’appuyer sur celles-ci pour déterminer les liens de parenté. Il existe dès lors une possibilité, par l’observation et la comparaison, de déceler les régularités des phénomènes, et ainsi, de déterminer les lois qui président aux changements linguistiques. La modification du point de vue à l’origine du comparatisme repose sur deux points essentiels :

  • les changements dans les langues ne sont pas seulement dus à la volonté consciente de l’homme, mais à des nécessités internes,

  • ces changements sont réguliers (cf. Oswald Ducrot (in Ducrot & Todorov, 1972 : 20-35)).

Se basant sur la grammaire, Rask s’intéresse à la classification des langues considérées comme des entités typologisables. N’observant que des correspondances statiques, il prend en compte les phonèmes et les phénomènes de transformations phoniques dès 1814. Bopp, qui en 1816 ne prend en considération que les phénomènes morphologiques, part du principe que la diversité des langues est la résultante de la transformation de la langue-mère, à savoir, l’indo-européen. Cependant, son approche n’est pas réellement historique : son Über das Conjugationssystem der Sanskritsprache in Vergleinchung mit jenem der griechischen, lateinischen, persischen und germanischen Sprache (1816) ne retrace les grandes lignes de l’évolution des langues qu’à des fins méthodologiques. Le passage entre les perspectives comparatiste et historique s’est en effet effectué progressivement par « une analyse des langues en terme d’innovation et de maintien, c’est-à-dire sur un axe historique de relations » (Swiggers, 1997 : 243).

Simon Bouquet (1997 : 89 n.) souligne que la méthodologie adoptée par les comparatistes est indissociable d’une perspective historique. En effet, la comparaison des états de langue procède de la dimension génétique de la discipline, que celle-ci soit à évaluer en terme d’origine ou d’évolution.

Les différentes étapes ponctuant la constitution du champ disciplinaire illustrent ces propos :

  • en 1808, Friedrich von Schlegel (Ueber die Sprache und die Wisheit der Indier) élabore une programmatique linguistique et génétique ; dans ce but, il pratique une grammaire comparée à caractère systématique,

  • en 1816, le Ueber das Conjugationssystem de Bopp donne une assise scientifique à la discipline ; il compare les langues afin de remonter à la langue-mère,

  • en 1818, dans ses Observations sur la langue et la littérature provençale, August von Schlegel élabore les fondements d’une comparaison historique des langues romanes ; la même année, Rask introduit les changements de lettres comme critère de parenté génétique, et établit ainsi la notion de lois phonétiques,

  • en 1819, dans sa Deutsche Grammatik, Jakob Grimm établit une grammaire comparée des langues germaniques et analyse les correspondances dans une perspective évolutionniste ; en posant l’approche historique comme la seule qui puisse être considérée comme scientifique, il établit la dimension historique à la discipline,

  • en 1822, dans la seconde édition de son ouvrage, Grimm recherche les lois sous-jacentes aux changements phonétiques,

  • en 1823 (« De studio etymologico », in Indische Bibliothek), August Wilhelm von Schlegel dresse une typologie des démarches étymologiques dont les vues rejoignent celles de la grammaire comparée et introduisent la notion de reconstruction,

  • en 1833, Bopp cesse de considérer les phénomènes de changements phonétiques comme accidentels, et il admet la régularité de certains d’entre eux.

Héritière de différentes pratiques du siècle précédent393, la grammaire comparée constitue, dans les premières années du 19e siècle, un champ hétérogène. Tout comme les sciences du vivant qui se heurtent aux difficultés liées à la détermination des critères de classification, la science comparative naissante hésite quant aux critères de regroupement des langues à adopter (les structures grammaticales, les correspondances lexico-phonétiques, l’histoire interne des formes grammaticales) ou aux méthodes (mise à l’écart du contexte historique, perspective chronologique, mise en corrélation avec l’évolution de l’humanité et des civilisations) pour lesquelles opter (cf. Pierre Swiggers (1997 : 252-255)). Comme l’indique la chronologie ci-dessus, la discipline construit ses assises théoriques entre 1810 et 1820. Est alors adoptée une programmatique de croisement systématique de l’approche comparatiste et de la perspective historique sur les plans morphologique et phonétique (cf. Simon Bouquet (1997 : 89) et Pierre Swiggers (1997 : 243)). En 1840, les conquêtes méthodologiques des comparatistes permettent à la grammaire comparée de constituer un champ scientifique homogène.

Le passage de la perspective classificatoire à la perspective historique n’est pas imputable à la seule mutation interne de la discipline, le contexte culturel et scientifique du moment, notamment en matière de sciences du vivant, ne manque pas d’avoir une influence sur celle-ci. En effet, à partir du 19e siècle, le concept d’évolution passe de la sphère de la philosophie à celle de la science. Le transformisme de Lamarck fait entrer la notion de développement dans la science du vivant. En effet, les espèces tendent toutes vers la complexification de leur organisme, complexification à laquelle s’adjoignent les changements anatomiques adaptatifs, liés aux modifications du milieu. Les mutations – évolutives ou réactives – relèvent donc, directement ou indirectement, de causes intérieures qui font de l’organisme l’acteur de son évolution. Geoffroy Saint-Hilaire reprend les hypothèses de Lamarck, mais insiste davantage sur les circonstances extérieures. Sa tentative de classification des espèces en fonction de leur unité organique l’amène à la conclusion que les organismes, tous issus d’une seule espèce primitive, sont modifiés par l’environnement. Les évolutions divergentes des organes conduisent à la diversité des espèces. C’est donc grâce à l’anatomie comparée que les liens entre celles-ci seront mis en évidence (cf. supra, 11. 1. 3.)394.

Contrairement à Lamarck, et en accord avec Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin considère que l’organisme subit ses transformations. Tout en acceptant les facteurs de transformation évolutive que Lamarck avait déterminés (influence du milieu, caractères acquis), il introduit la notion de sélection naturelle. Il rompt ainsi avec l’idée d’une fin dernière de l’évolution, tout comme avec la notion de principes propres à l’organisme vivant, modes d’explication qui avaient eu cours jusqu’alors. Les mécanismes de la formation des espèces déterminés par l’auteur de L’origine des espèces (1859) constituent une théorie dont le caractère explicatif universel fournit une réponse à la totalité des phénomènes organiques.

Le développement de l’historicisme, la pensée romantique, l’intérêt du siècle pour la mise en perspective historique de tous les champs de la culture et du savoir ne peuvent que conduire au succès de la théorie darwinienne, qui, grâce au zoologiste Ernst Haeckel, se répand avec succès en Allemagne

August Schleicher introduit la notion de développement, chère à Lamarck, dans la linguistique. Ses Sprachvergleinchende Untersuchungen (1848), proposent une classification des langues élaborée sur les bases de la méthodologie comparatiste, mais qui répond également aux critères des sciences naturelles. Utilisant les méthodes de classification de la botanique, il aboutira à une trichotomie des langues (cf. supra, 11. 1. 3.) :

‘En botanique, certaines caractéristiques – les cotylédons, la nature de la floraison – se révèlent plutôt que d’autres utiles pour la classification, parce que ces signes coexistent habituellement avec d’autres ; de la même manière, les lois phonétiques semblent jouer ce rôle pour la classification des langues à l’intérieur d’un même tronc, sémitique ou indo-européen par exemple (Schleicher, Sprachvergleinchende Untersuchungen, 1848 ; cité par Cassirer, 1972 a : 113-114).’

Sa typologie (classement en fonction de facteurs proche des méthodes linnéennes) représente les trois stades évolutifs de la construction linguistique :

  • les langues monosyllabiques (ou isolantes), indécomposables, constituent l’unité du système, le cristal primitif,

  • les langues agglutinantes, décomposables en unités sans réelles interactions, sont assimilables aux plantes,

  • les langues flexionnelles, formées d’éléments en interactions fonctionnelles sont parvenues au stade animal, et constituent des organismes au sens biologique du terme.

Cette conception biologique est plus qu’une simple métaphore explicative, ou un emprunt méthodologique : elle est justifiée par le statut de fait de nature que Schleicher accorde aux langues. Arguant du caractère inconscient de l’évolution de celles-ci (contrairement au caractère conscient des faits historiques), Schleicher postule en effet que les mutations diachroniques relèvent de la biologie, et non de la tradition.

Il déplace donc l’étude du langage de la sphère de l’histoire à celle de l’histoire naturelle, opposant ainsi philologie et linguistique395.

Au nom du caractère biologique des faits de langues, Schleicher définit les lois phonétiques comme absolues. Cette thèse sera reprise à partir du milieu du siècle par les néo-grammairiens. En effet, ce groupe de linguistes tente d’appliquer les principes du positivisme à la sphère du langage396 : ils cherchent à définir des axiomatiques partielles répondant aux contraintes d’une définition complète et univoque des processus, ce qui implique le principe de lois immuables, suivant lequel les mêmes circonstances produisent les mêmes effets397. Le caractère absolu des lois phonétiques posé par Schleicher est donc pleinement en accord avec leur épistémologie. Cependant, la justification de ce principe par les Junggrammatiker diffère de celle de leur prédécesseur : ils imputent celui-ci à l’appartenance des lois phonétiques à la sphère physico-mécanique398. Ils restreignent par ailleurs les conceptions schleicheriennes en n’accordant le statut de fait de nature qu’aux seuls phénomènes phonétiques mécaniques. Simon Bouquet (1997 : 92-93) y voit le fantasme d’une physique linguistique qui remplacerait la psychologie du langage du siècle précédent. On peut y voir également le point d’aboutissement du darwinisme, modèle mécanique (les changements sont réguliers),qui exclut tout finalisme (les changements ne sont pas dus à la volonté consciente)399.

Notes
393.

Les collections de vocabulaire, la grammaire à orientation philosophique, les grammatographies indienne et arabe.

394.

Le transfert de savoir vers la linguistique est ici évident : les variations morphologiques permettent de déterminer les filiations.

395.

August Schleicher publiera en 1863 Die darwinische Théorie und die Sprachwissenschaft, ouvrage dans lequel il adopte une perspective évolutionniste. Les langues, en tant qu’organismes vivants, naissent, croissent et meurent (à savoir qu’elles sont soumises à des phases de croissance, de maturité et de déclin) ; leur pérennité est due au succès de leur lutte pour la survie. Cette notion de vie des langues n’est pas circonscrite aux seules évolutions phonétiques, et trouve son application dans les phénomènes morphologiques et sémantiques.

396.

Dans la préface du premier tome de son dictionnaire (Dictionnaire de la langue française, vol. 1, Préface ; 1875 : 155), Émile Littré estime que la grammaire comparée est une application de l’esprit de recherche et d’observation, c’est-à-dire qu’elle répond aux principes de la science positive.

397.

Oswald Ducrot (1972 : 27-28) résume en six points les principes des néo-grammairiens : 1) la linguistique historique doit être explicative, 2) les explications doivent être de type positif, 3) les observations doivent s’effectuer sur des changements s’étendant sur des durées limitées, 4) les causes des changements doivent être d’ordre articulatoire, 5) les changements peuvent être d’ordre psychologique, 6) il n’y a pas d’autres explications linguistiques qu’historiques.

398.

Toute mutation phonétique, dans la mesure où elle a lieu de façon mécanique, s’effectue selon des lois qui n’admettent pas d’exceptions (Osthoff et Brugmann, Morphologische Untersuchungen, 1878 : XIII ; cité par Cassirer, 1972 a : 119).

399.

Dans sa dimension épistémologique. Car les néo-grammairiens rejettent l’assimilation de l’étude des langues à l’histoire naturelle.