12. 1. Le fonctionnement spécifique des termes426

Linguistes et scientifiques perçoivent dorénavant la spécificité de la dénomination scientifique. Cette perception trouve son point d’achèvement avec Humboldt qui différencie clairement le fonctionnement du signe linguistique et du signe terminologique :

‘La conception humboldtienne fait clairement correspondre l’opposition entre langue commune et langage spécialisé à celle de deux sémantiques différentes, une sémantique de la signification et une sémantique de la désignation (référence), et, en définitive, à celle de deux sémiotiques différentes, la sémiotique du mot et la sémiotique du signe (Trabant, 1992 : 102).’

Au traitement du monde par le langage, il convient d’associer un traitement supplémentaire de celui-ci par la science. Ce second traitement s’appuie sur le langage courant, qu’il double d’une composante supplémentaire qui est le savoir sur le monde. Les langues spécialisées ne sont rien d’autres que les langues courantes auxquelles vient s’adjoindre un savoir extralinguistique sur les choses. L’emploi scientifique des langues résulte donc d’un double traitement du monde : celui de la langue et celui de la pensée réflexive. La langue spéciale est par conséquent un dépassement de la langue.

Dans la science, les tâches d’abstraction et d’établissement des relations, propres au langage, sont accomplies par les connaissances métalinguistiques. Le contenu du terme, en tant qu’il est un savoir, n’est plus de la pensée, mais du pensé. Dans leur emploi scientifique, les langues perdent donc leur caractère dynamique, et, dès lors, ne sont plus un devenir, mais un résultat.

Dans ces circonstances, le contenu du mot n’est plus généré par la réceptivité et peut se résumer à un concept déterminé par l’entendement. Les sciences, la technique, le commerce et les affaires effectuent ainsi un acte de violence de l’entendement en ce sens qu’ils amputent le langage de toute dimension sensible427.

Or, pour Humboldt, le mot unit la sensibilité à l’entendement et peut tendre vers l’une ou l’autre de ces directions. Iconique dans sa matérialité (composante imagière), il est arbitraire en raison de son caractère spontané (composante sémiotique). Son contenu est un espace d’indétermination, une facette qui ne se définit qu’en contexte ; mais il n’en est pas confus pour autant, car la forme matérielle du mot assure sa cohésion. Selon le principe de balancement dualiste cher à l’humaniste allemand, le mot peut tendre plus particulièrement vers l’une ou l’autre de ses dimensions suivant un continuum qui va de l’image (composante réceptive) au signe (composante spirituelle).

Le terme n’est donc pas un mot, mais un signe 428. En imposant un contenu de savoir, l’emploi scientifique du langage empêche la construction commune des versants sensible et spirituel du mot, et verrouille la signification. Le signe se contente donc d’indexer le concept, de le désigner. Cette utilisation restreinte, partielle et partiale du langage est cependant légitime dans les sciences qui, comme le signe, sont de pures constructions intellectuelles429 :

‘Il ne faut pas manquer, toutefois, de bien marquer la distance qui sépare l’usage scientifique de l’usage purement conventionnel et figé. L’un et l’autre rentrent dans la même classe, si l’on veut souligner leur tendance commune à suspendre l’efficace propre de la langue et à majorer la part réservée au signe. Mais la science s’y emploie sur le terrain où le procédé est dans son ordre, en s’efforçant d’éliminer la subjectivité de l’expression, ou plutôt en tentant d’attirer l’âme vers une totale objectivité (Humboldt, La recherche linguistique comparative, 1822 : 91).’

En rupture avec Condillac qui concevait dans les mathématiques le langage suprême, Humboldt refuse de voir un usage ultime dans un langage purement abstrait (comme dans un emploi purement sensible). La perfection de l’emploi du langage consiste en un juste équilibre entre le signe et l’image, centre de gravité révélé par cette mise en oeuvre qu’est le discours. Celui-ci est à son apogée lorsqu’il révèle le génie de la langue, lorsqu’il en exploite toutes les ressources et la fécondité :

‘Le discours atteint la perfection en supprimant ces deux points de vue partiels au cours de « la formation progressive de l’esprit » qui s’effectue dans la prose scientifique, où l’usage oratoire se combine avec l’usage scientifique, où le signe et l’image se réunissent, où le caractère extrême du signe se renverse en iconicité, ou bien l’iconicité extrême en signe (Trabant, 1992 : 106).’

Dans ses manifestations les plus parfaites, le discours scientifique permet d’abandonner toute subjectivité afin que l’idée prenne la place de l’image de l’objet, supprimant ainsi le parasitage de cette dernière :

‘Partant, la prose scientifique est un reflet idéel du monde dont les qualités sensibles ne jouent plus aucun rôle. En collant à l’extrême à l’objet, elle s’efforce d’atteindre l’iconicité suprême : la vérité, l’ultime concordance à laquelle doit aboutir tout discours (Trabant, 1992 : 106).’

Humboldt pose un sens linguistique, le Sprachsinn, forme suprême de l’imagination, intermédiaire entre la sensibilité et l’entendement, sens linguistique qui génère la langue comme image et signe à la fois, et comme un individu dont la linguistique doit rechercher le caractère.

La vision humboldtienne est donc une vision « séparatiste ». Amputée des termes, elle s’avère idéaliste, voire réductrice : c’est peu tenir compte du caractère vivant de la langue, ce qui peut paraître paradoxal pour un penseur qui avance une conception dynamique du langage. Peut-être est-ce l’influence des nomenclatures chimiques, mais surtout naturalistes, qui laissent volontiers croire en un système achevé et construit. En revanche, son analyse du discours scientifique semble plus juste pour un lecteur moderne. Le remplacement du référent sensible par une construction conceptuelle dans les emplois scientifiques de la langue correspond en partie à la construction du signifié terminologique selon Yves Gentilhomme (1994).

En effet, pour ce dernier, le signifié terminologique fait cohabiter le notionnel et le conceptuel :

Sé = <Sé not ;conc>

Ce signifié hétérogène est la résultante des étapes de la construction du signifié terminologique :

  • Phase primaire (scientifique abordant un domaine nouveau ou apprenant) :
    Sé = <Sé not >

  • Phase intermédiaire (début de conceptualisation ou de maîtrise du concept) :
    Sé = <Sénot ; Séconc>

  • Phase finale (maîtrise « totale » du concept) :
    Sé=<Séconc>

Le mot courant et le terme se différencient en discours, le contexte et le cotexte étant sélectionneurs de concept. Le terme Russule Fétide, exemple pris par Yves Gentilhomme (1994), ne renverra pas aux mêmes sémèmes pour un spécialiste ou pour un non-spécialiste : il y aura une variation de contenu sémantique scientifique. Le non-spécialiste y verra un champignon à l’odeur désagréable, le mycologue y rattachera un certain nombre de caractéristiques scientifiques (le contenu linguistique et le contenu extralinguistique de Humboldt). Le spécialiste emploiera la notion et le concept, car il ne peut, en tant qu’individu, occulter le substrat notionnel plus ou moins conscient. Mais, avec l’utilisation routinière du terme, ou au gré de l’avancée dans la connaissance, ce substrat notionnel finira par disparaître. Ainsi, la Russule Fétide ne saurait cesser de sentir mauvais, même pour un mycologue. Mais, contrairement au simple amateur de champignon, il ne considérera pas l’odeur comme un critère fondamental.

La signification peut donc s’assumer seule, elle n’a plus besoin de ce support qu’est le signifié courant. Par là même, l’opération de terminologisation affranchit le concept du référent concret et usuel ; c’est le fameux verrouillage humboldtien. En effet, avec l’avancée dans la connaissance, la notion évolue et se transforme peu à peu en concept. La partie notionnelle du signifié n’est plus utile dans la situation de communication spécialisée. Il y a alors sélection du seul sémème terminologique, et donc disparition de la vision stéréoscopique. 011

Le discours scientifique transformerait ainsi le mot en signe. En conséquence, la construction du signe terminologique est une construction active, contrairement à ce qu’avance le philosophe allemand. D’autre part, et c’est le principal reproche que l’on peut faire à la théorie du signe de Humboldt, celui-ci n’envisage le terme que par création active, refusant toute néologie passive ou métaphore.

La position séparatiste trouve son explication dans ce dernier point. Pour Humboldt, la matérialité du mot participe pleinement de son identité dans la mesure où elle est sa façon d’être au monde. En effet, le contenu de conscience est une image de l’objet, l’aspect matériel du mot est l’image de ce contenu de conscience, ou, en d’autres termes, l’image de l’image de l’objet. Or, comme on ne peut accéder au contenu de conscience, il faut se poser la question du mot « matériel ». En homme du 18e siècle, Humboldt ne voit logiquement dans les termes que des exogènes savants, ou de maladroites adaptations. Les termes – ou signes dans la terminologie humboldtienne – n’ont donc pas le même aspect que les éléments du vocabulaire courant et sont en position d’extranéité. Dans la théorie unitaire de Humboldt, cette différence d’aspect physique ne peut qu’avoir des conséquences sur le mode de construction de l’unité terminologique :

‘En effet, ce ne sont pas des significations linguistiques (subjectives) qui prennent forme dans les termes techniques430, mais des structures objectives du monde qui sont désignées et qui, en tant que contenus par principe universels, sont indépendants des langues individuelles. L’indépendance du contenu du terme technique vis à vis de la signification propre à telle ou telle langue justifie tout autant le droit aux sonorités du « pays » dans la mesure où, du fait même de cette indépendance, on ne saurait justifier que des termes techniques soient nécessairement des termes étrangers (Trabant, 1992 : 97).’

Bref, contrairement à l’image, le signe partage avec le langage cette particularité d’être une unité à deux faces, résultat d’une articulation entre la sphère matérielle (le son), et spirituelle (le sens). Mais si le contenu des mots est une construction subjective propre à chaque langue formant une unité indissoluble avec le signifiant, celui des signes est objectif, imposé par l’homme, et ne résulte pas d’un processus élaboration concomitante avec le signifiant. Il est donc indépendant du système de la langue. C’est vraisemblablement pour lutter contre cette anomalie de la structure du vocabulaire, qui, élaboré dans un même mouvement, forme un tout, que Humboldt réclame une nationalisation des termes.

Si le mot se construit par un long processus collectif, inconscient et indissociable de la construction du concept, le signe est une assignation individuelle consciente. Fruit d’une décision ponctuelle, il ne se voit pas soumis à l’avalisation du groupe auquel il est imposé par la force de la vérité du contenu qu’il véhicule, contenu qui n’est en aucune façon langagier, mais purement métalinguistique. Cette position est encore courante de nos jours. Elle relève d’un profond idéalisme en matière de terminologie, comme d’une grande méconnaissance de la réalité du terrain (fait surprenant pour un homme si versé dans les faits culturels et anthropologiques). En effet, comme le souligne Henri Béjoint :

‘il n’y a pas de rupture de nature entre terminologie et lexique général ; s’il y a rupture, elle ne peut être que méthodologique : c’est le rapport du signe à l’homme qui change, non le signe lui-même (Béjoint, 1993 : 24).’

Notes
426.

Dans ce paragraphe, nous nous appuyons essentiellement sur l’excellent ouvrage de Jürgen Trabant (1992) : Humboldt ou le sens du langage.

427.

Humboldt précise :

L’usage scientifique, au sens où on l’entend ici, n’est rigoureusement applicable qu’aux sciences qui relèvent de la pure construction intellectuelle, ainsi qu’à certaines parties et à certaines procédures opératoires des sciences expérimentales (Humboldt, La recherche linguistique  ; 1822 : 90).

428.

Il s’oppose à l’image pure dont le contenu coïncide avec sa forme matérielle ; c’est une vision déterminée de la chose, produite par l’impression. Fruit de l’aspect réceptif de la connaissance, elle est confuse en raison de son absence de structuration, et bloque toute abstraction par son aspect purement matériel.

429.

L’emploi quotidien du langage, mais aussi l’utilisation qu’en font la poésie, la philosophie, l’histoire constituent ses conditions de vie naturelles.

430.

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