12. 2. Le rôle des flexions dans les structures terminologiques

En revanche, dans le domaine de la morphologie sanscrite, Humboldt a une approche beaucoup plus pragmatique. Il démontre en effet le caractère contraint, voire idéaliste, des formations ou de leur interprétation grammaticale431. Il reproche aux grammairiens indiens une approche a-chronique, qu’il impute à une volonté pédagogique ; quelques soixante-dix ans plus tard, Saussure porte le même regard sur les comparatistes :

‘L’ancienne école partageait les mots en racines, thèmes, suffixes, etc., et donnait à ces distinctions une valeur absolue. À lire Bopp et ses disciples, on croirait que les Grecs avaient apporté avec eux depuis un temps immémorial un bagage de racines, et de suffixes, et qu’ils s’occupaient à confectionner leurs mots en parlant (Saussure, Cours de linguistique générale ; 1916 : 252).’

Les deux jugements ne sont pas sans corrélation : Oswald Ducrot (1972 : 258) signale que l’organisation interne de la langue sanscrite est saillante, les formants y étant juxtaposés de façon évidente. Or, la grammaire comparée et l’analyse du fonctionnement interne des mots n’ont progressé significativement qu’avec la découverte des liens de parenté entre les langues indo-européennes et le sanscrit :

‘Il est douteux que Bopp eût pu créer sa science, – du moins aussi vite, – sans la découverte du sanscrit. Celui-ci, arrivant comme troisième témoin à coté du grec et du latin, lui fournit une base d’étude plus large et plus solide ; cet avantage se trouvait accru du fait que, par une chance inespérée le sanscrit est dans des conditions exceptionnellement favorables pour éclairer cette comparaison (...) au point de vue grammatical, le paradigme sanscrit précise la notion de radical, cet élément correspondant à une unité (...) parfaitement déterminable et fixe (...) d’une manière générale, les éléments originaires conservés par lui aident à la recherche d’une façon merveilleuse – et le hasard en a fait une langue très propre à éclairer les autres dans une foule de cas (Saussure, Cours de linguistique générale ; 1916 : 14-15).’

La classification des langues qui s’effectue sur des bases grammaticales à partir de August Wilhelm Schlegel favorise l’évolution des connaissances phonétiques et permet découvrir cet autre mode de marquage de l’organisation syntaxique que sont les flexions (cf. supra, 11. 1. 3.).

Sont ainsi mises en évidence les variations possibles de la racine sous l’influence des flexions dont émerge une conception nouvelle du radical :

‘Les racines des mots ne furent mises en évidence qu’après le succès de l’analyse des flexions et des dérivations (Jakob Grimm, L’origine du langage, traduction française, 1859 : 37 ; cité par Foucault, 1966 : 301).’

C’est donc une nouvelle méthodologie de délimitation des formants du mot – dans laquelle la flexion occupe une place centrale – qui apparaît. Les comparatistes distinguent alors deux types de formants : les éléments désignant les notions ou les catégories représentant la réalité (radicaux), et les marques grammaticales désignant les catégories de pensée, points de vue intellectuels que l’esprit impose à la réalité (morphèmes). Ces derniers sont ensuite subdivisés en affixes et flexions432.

Franz Bopp, qui recherche l’origine de ces dernières, les définit comme d’anciennes racines agglutinées aux radicaux. À la suite de leurs spéculations étymologiques, August Schleicher, Jakob Grimm, puis Hermann Paul prolongent cette pensée en envisageant les suffixes comme des entités qui se seraient peu à peu détachées de leur substrat matériel, point de vue partagé par Ernst Cassirer dans les tomes I et III de La philosophie des formes symboliques :

‘L’évolution de certains suffixes linguistiques nous a bien mis sous les yeux comment le noyau de « signification » formelle de ces suffixes doit se détacher peu à peu d’une « matière » sensible (Cassirer, 1972 b : 369).’

Pour le philosophe allemand, les suffixes seraient issus de substantifs exprimant des qualités, des propriétés, des natures, des essences, et qui se seraient peu à peu dématérialisés formellement et sémantiquement, c’est-à-dire qui auraient perdu leur caractère massif pour devenir l’expression d’une catégorie, puis d’un rapport (cf. Ernst Cassirer (1972 a : 279)).

Le problème de la rupture de l’isomorphisme entre le langage et la science (cf. supra, chapitre 11) est dès lors surmonté : la relation a trouvé son support langagier. Humboldt signale que les langues qui permettent la meilleure corrélation de la forme linguistique et de la substance conceptuelle sont dotées d’un thème phonétique chargé d’individualiser le concept, auquel est associé un second élément porteur des modulations généralisantes.

L’humaniste allemand n’envisage de construction intellectuelle que dans la répartition des pensées en catégories formant un ensemble interdépendant. La charge de répercuter la cohérence du système incombe donc à la langue433. C’est au nom de ce principe que Humboldt estime que les langues à flexion ont atteint le plus haut degré d’achèvement linguistique, au sens où elles comportent des marques dénotant le concept (radical), et d’autres assignant ce concept à une catégorie (flexion) :

‘L’essence de la cohésion phonétique des mots repose sur l’existence d’un nombre restreint d’éléments phonétiques radicaux, constituant le support du répertoire lexical et pouvant recevoir des adjonctions et des variations qui ouvrent des possibilités de détermination toujours plus fines et plus complexes aux concepts. Le retour périodique du même support phonétique ou, du moins, la possibilité, donnée par des règles déterminées, de le repérer, ainsi que la légalité immanente à l’expressivité signifiante des modifications adventices ou de remaniements internes conditionnent alors cette lisibilité intrinsèque de la langue qu’on peut désigner du qualificatif de mécanique ou technique (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le Kavi, 25 ; 1835 : 251).’

On perçoit dès lors ce que cette analyse peut apporter à la dénomination terminologique, dans une épistémè, qui, nous l’avons signalé, est directement inspirée par les notions de relations fonctionnelles et de subordination (cf. supra, chapitre 11).

Pour Humboldt, la valeur modificatrice des phénomènes flexionnels, tant au plan sémantique que phonétique, est un signe matériel de la pensée en acte. Parmi ces phénomènes flexionnels, le linguiste allemand cite les suffixes, qui présentent à ses yeux l’intérêt d’être dotés d’une dénotation qui se coule dans une grande diversité de formes, et de prendre une valeur assignative, comme un caractère relationnel formel, entre autres. Ce point de vue est partagé par Ernst Cassirer :

‘il est indéniable que les langues à flexions constituent pour la formation de la pensée purement relationnelle un instrument extraordinairement important et efficace (Cassirer, 1972 a : 283)434.’

Les possibilités expressives des suffixes sont donc mieux connues et déterminées. Ainsi, Friedrich von Schlegel perçoit tout l’intérêt de la modification que subit le radical, et qui permet à ce dernier de recevoir des éléments eux-mêmes modifiables de l’intérieur, si bien que chaque racine constitue pour l’auteur de Ueber die Sprache und Weisheit der Indier, un germe vivant :

‘Dans la langue indienne ou dans la langue grecque, chaque racine est véritablement, comme le nom même l’exprime, une sorte de germe vivant ; car, les rapports étant indiqués par une modification intérieure, et un libre champ étant donné au développement du mot, ce champ peut s’étendre d’une manière illimitée : il est en effet d’une surprenante fertilité (Friedrich von Schlegel, Essai sur la langue et la philosophie des indiens, IV, traduction française, 1837 : 56 ; cité par Caussat in Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le Kavi, 17 ; 216 n.).’

De tels propos sont le prélude à la morpholexicologie d’origine indo-européenne qui s’impose par rapport à d’autres morpholexicologies possibles, notamment sémitiques ou bantoues435.

Notes
431.

Il est hors de doute qu’une grande partie de ces formations a un aspect contraint et ne respecte visiblement pas l’histoire réelle. On voit trop bien qu’elles tirent leur origine de la volonté de ramener tous les mots de la langue, sans exception, aux racines dont le principe est postulé à l’origine (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi, 25 ; 1835 : 255).

432.

Terminologie de Oswald Ducrot (1972 : 258).

433.

La marque du concept relève de la stratégie toujours plus objective du sens de la langue. Son transfert dans une catégorie déterminée de la pensée inaugure un nouvel acte de la conscience immanente à la langue, acte par lequel le cas singulier, le mot individualisé se trouve rapporté à la totalité des cas possibles à l’intérieur de la langue ou du discours (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le kavi, 26 ; 1835 : 258-259).

434.

Il est clair que Ernst Cassirer, allemand tout comme les pères fondateurs de la grammaire comparée, et kantien, comme Humboldt, reproduit ici les travers scientifiques et idéologiques du 19e siècle. Ils ont tous plus ou moins en tête le modèle allemand, et ne comparent guère avec d’autres systèmes non indo-européens. Comme le souligne Georges Mounin (1967 : 158), Friedrich von Schlegel démontrera que les langues sémitiques ne possèdent ni vraies racines, ni vraies flexions, alors que l’allemand est présenté comme la langue la plus proche du sanskrit.

435.

Cependant, Humboldt met en garde contre l’erreur méthodologique qui consisterait à imposer aux langues des catégories qui ne sont pas les leurs. Dans ce but, il prône une description systématique des langues qui permettrait de déterminer la structure linguistique générale.