13. 1. 1. Les arguments scientifiques

Il est paradoxal de constater que la linguistique en cours de constitution met à bas quatre siècles d’évolution grammatographique et de combat en faveur des langues stato-nationales.

Certes, les arguments ne sont plus les mêmes, et les caractéristiques lexicogénétiques supplantent donc les appréciations esthétiques dans les critères de hiérarchisation du champ linguistique. Une importance nouvelle est accordée au système morpholexical des langues anciennes519 :

‘Les langues grecque & latine (...) ont un système de formation plus méthodique & plus fécond que la langue françoise, qui forme ses dérivés d’une manière plus coupée, plus embarrassée, plus irrégulière, & qui tire de son propre fonds moins de mots composés que de celui des langues grecque & latine (ERM, article « Formation » de l’Encyclopédie).’

Ainsi, le système de la langue grecque est tout particulièrement adapté à la lexicogénie :

‘Les Grecs (...) ne connoissoient que leur langue, & la langue, par l’abondance de ses inflexions grammaticales, & par sa facilité à composer des mots, se prêtoit à tous les besoins de leur génie (Turgot, article « Étymologie » de l’Encyclopédie).’

Adam Smith, précurseur en matière de typologie des langues, tient les mêmes propos :

‘Tous les mots de la langue grecque sont dérivés de trois cents mots primitifs, ce qui se prouve évidement que les Grecs formèrent leur langage presque entièrement eux-mêmes, et que quand ils créèrent un mot nouveau, ils n’étaient pas accoutumés, comme nous le sommes, à l’emprunter de quelque langue étrangère, mais à le former, soit par composition, soit par dérivation de quelque autre mot, ou de plusieurs autres mots de leur langue même. Les déclinaisons et les conjugaisons grecques sont donc beaucoup plus complètes que celles d’aucune des autres langues européennes que je connaisse (Adam Smith, Considérations sur l’origine et la formation des langues  ; 1761 : 337).’

Les travaux de Condillac feront de la composition et de la dérivation le système lexical le plus efficace en matière de conception des idées (cf. supra, chapitre 10) :

‘Plus une langue se présente (...) comme un ensemble symbolique organisé, plus rigoureux sera l’arpentage de la pensée (à propos de Condillac ; Chevalier, 1968 : 708).’

Les langues classiques, qui utilisent la préfixation, la suffixation et l’association radicalaire, sont perçues comme les représentantes prototypiques de ce modèle. L’entreprise terminogénétique ne peut tirer bénéfice de ces critères allégués de cohérence et de cohésion, estime Guyton de Morveau. Son Mémoire sur les dénominations chymiques (1782) prône l’utilisation des racines des langues mortes les plus généralement répandues qui permettent de retrouver le sens par le mot, et le mot par le sens.

Tout comme son prédécesseur, le 19e siècle recherchera les langues permettant la meilleure adéquation entre la pensée et le langage. Humboldt estime que les idiomes ayant atteint le plus haut degré d’achèvement sont ceux qui ont su s’adapter au dynamisme de l’activité spirituelle, sacrifier à la légalité sans renoncer à leurs potentialités créatrices, et ceci grâce à leurs capacités de condensation. Au nombre de ces langues, il est bien entendu le grec et le latin :

‘Le Grec offre, là encore, un remarquable exemple du soin apporté à mettre en corrélation formes et concepts grammaticaux ; et, pour peu qu’on prenne garde à la différence qui se fait jour entre certains de ses dialectes, on y verra s’affirmer le penchant à se dégager de la luxuriance et de la redondance des formes phonétiques, en même temps qu’à les condenser ou à leur substituer des formes brèves. L’impulsion juvénile qui porte la langue à mettre en valeur sa face sensible s’assagit peu à peu, et l’effort se concentre sur la rigueur de son adéquation à l’expression interne de la pensée. (...) Dans la langue latine, on ne trouve pas de signes indiquant que la formation phonétique ait été débordée par la luxuriance des formes ou la liberté effrénée de l’imagination ; ce peuple viril avait trop le goût du sérieux, il était trop porté vers la réalité et vers les stratégies rationnelles qu’elle réclame, pour tolérer la surabondance et la fantaisie dans le phonétisme (Humboldt, Introduction à l’oeuvre sur le Kavi, 32 ; 1835 : 342).’

Les capacités d’expression synthétique de l’organisation énonciative devient le nouveau critère formel d’évaluation des langues. L’application du darwinisme au champ linguistique ne modifiera en rien cette conception hiérarchique et ses critères. La perspective génétique envisage la classe des langues à flexions comme le stade le plus abouti de l’évolution diachronique et Schleicher considère le latin comme le point culminant de l’élaboration linguistique (cf. supra, 11. 1. 3.). Ainsi, la marche vers l’affranchissement des critères esthétiques et culturels de la grammatographie et le combat pour l’affirmation des scripturaires semblent annihilés par les théories scientifiques de la linguistique naissante :

‘les débuts de la vergleichende Grammatik ravivent la perception séculaire selon laquelle le grec et le latin – auxquels vient désormais s’ajouter le sanskrit – constituent le modèle linguistique idéal (Bouquet, 1997 : 128).’

Ainsi, le darwinisme linguistique, qui démontre que les langues sont soumises à des changements constants, et que le grec et le latin ne constituent que des étapes de l’évolution diachronique, ne s’appuie en aucune façon sur la notion, pourtant essentielle en biologie, de progrès. Bien au contraire, les spéculations de Schleicher concluent en une dégénérescence progressive des langues à partir des langues classiques. Des liens sont établis entre ces dernières et le sanskrit, à qui elles doivent leurs caractéristiques structurelles, selon Humboldt (Sur les différences de l’organisation interne du langage en l’homme ; in Caussat, Adamski & Crépon, 1996 : 440). La langue indienne correspond donc pleinement aux exigences terminogénétiques du siècle, et le prestige de la tradition grammaticale qui lui est associée la place sur le même plan que les langues classiques occidentales. Cependant, le poids du sanskrit en terminogénie ne demeurera que théorique520.

Notes
519.

Cette conception est encore répandue de nos jours :

De nature synthétique, la langue latine doit sa fonctionnalité à un besoin fondamental de cohérence et de cohésion. Ce principe régit tous les niveaux de l’énoncé. On le voit ainsi sous-tendre la morphologie des mots, la construction des groupes grammaticaux et l’agencement phrastique. (...) Dotés d’un réel esprit de système, les Latins ont un goût marqué pour les séries cohérentes et rationnelles. (...) En outre, dérivationnelle, elle dispose d’un paradigme de suffixes, qui disponibles et motivés assurent une création lexicale dynamique et féconde. Matrice en même temps que combinatoire, le mot latin peut ainsi reproduire un même modèle, renouveler ses formes et diversifier son sens (Dangel, 1995 : 93 - 94).

520.

D. I. Mendeleieff est le seul scientifique qui tente de mettre à profit les capacités combinatoires du sanscrit, et de manière fort limitée :

On peut désigner (...) ces éléments inconnus par le nom de l’élément précédent appartenant au même groupe auquel on ajoute le préfixe éka qui signifie un, en langue sanscrite (D. I. Mendeleieff, Principes de chimie : 476 ; cité par Dagognet, 1969 : 103).

Selon ce principe, le terme silicium permet d’engendrer le terme ékasilicium, le nom définitif de l’élément chimique n’étant attribué que lors de sa découverte. Cependant, ce système provisoire n’est pas l’équivalent de l’attribution d’un nom. De plus, dans le système de Mendeleieff, le nom a peu d’importance, c’est la place dans le tableau et le poids atomique qui compte.