13. 1. 2. La réalité sociolinguistique

Au fil du siècle, les arguments en faveur des langues mortes perdent leur caractère esthétique et culturel, et le débat sur les scripturaires est dépassé ; c’est au nom de leur légalité que les langues classiques gardent toute leur vitalité terminogénétique. D’autant plus qu’il ne s’agit plus d’écrire en latin ou en grec, mais de puiser dans le fonds lexical de ces langues (cf. supra, 12. 3. 1.). Mais la réalité cache des arguments beaucoup plus pragmatiques. Il convient de garder en mémoire que Guyton de Morveau est avocat général au parlement de Dijon, et un futur homme d’Assemblée. En proposant l’utilisation des racines issues des langues mortes, son objectif réel est l’élimination des langues du Nord – l’allemand, le suédois, l’anglais produisent leurs termes en langue stato-nationale – et leur remplacement par une nomenclature qui possède, en apparence, cette qualité d’être européenne.

En 1784, Tobern Bergman revoit et latinise la nomenclature de 1782 de son ami Guyton de Morveau. Cette nomenclature réformée connaît un vaste succès et le chimiste écossais Joseph Black signalera même dans ses Lectures on the elements of Chemistry (1803) qu’elle aurait prévalu en Europe si la théorie de Lavoisier n’avait pas bouleversé le champ de la chimie (cf. Bernadette Bensaude-Vincent (1994 : 30 ; in Lavoisier A. L., Guyton de Morveau L. B., Fourcroy A. F. Berthollet C. L, 1787)). Il est bien question de théorie et non de nomenclature. En effet, celle-ci est jugée intraduisible par le chimiste anglais Richard Kirwan, et reçoit un accueil houleux de la part de la communauté scientifique européenne (cf. Marco Beretta (1996 : 124)).

De fait, la polémique qui entoure la nomenclature de Lavoisier est davantage à mettre au plan de son irrégularité que de son principe même. Ainsi, l’adoption, en vingt ans, de la nomenclature de 1787 se fera au prix d’adaptation du vocabulaire aux strictes lois de la rigueur (et notamment les très controversés oxygène, hydrogène et azote, qui, en bonne logique, aurait du s’appeler alcaligène 521), de calques sémantiques (en Allemagne et en Suède), et, suivant le principe de Guyton de Morveau datant de 1782, d’adaptation au génie des langues (en France et en Angleterre). Le succès de la nomenclature de Guyton de Morveau révisée par Bergman est donc davantage à imputer à sa légalité qu’à sa latinisation. En effet, Guyton de Morveau suit les préceptes de Bergman et perfectionne sa nomenclature pour le Dictionnaire de chymie (1786). Richard Kirwan juge ce travail « parfaitement intelligible et ne rebutant personne » (cité par Bensaude-Vincent, 1994 : 56 ; Lavoisier A. L., Guyton de Morveau L. B., Fourcroy A. F., Berthollet C. L, 1787).

En effet, l’autre objectif, inavoué celui-ci, de la nomenclature de 1782 est de diffuser, sous couvert d’hellénisme, des termes francisés (cf. François Dagognet (1969 : 51-53)). Pour preuve, l’adaptation au génie des langues prônée dans le cinquième principe du mémoire. Ces termes hybrides, naturalisés et francisés, sont ceux là même qui déclenchent les réactions hostiles (cf. François Dagognet (1969 : 55)).

Enfin, les arguments en faveur de l’apport hellène – qui permet d’éviter tout risque de polysémie, ou même de confusion – masque une autre réalité : la défense d’une langue ancienne au détriment d’une autre. En effet, l’adoption du grec au détriment du latin est lié à la flambée de latinophobie qui sévit alors en France. François Dagognet (1969 : 53-54) y voit une conséquence des positions anti-jésuites que Guyton de Morveau affiche dans son Mémoire sur l’éducation publique (1764). Le choix du chimiste ne peut que se porter sur le grec, concurrent du latin, et qui n’est pas en usage dans les collèges dirigés par la Compagnie de Jésus. Cette substitution des racines grecques aux racines latines – qui demeure un mouvement majoritairement français – ne se cantonne pas à la seule chimie, mais concerne également la zoologie, l’anatomie, la médecine (Dagognet, 1969 : 52-54). À ces facteurs politiques et religieux, il convient d’ajouter le traditionnel argument du partage des rôles entre le latin, langue de la religion, et le grec, langue de la science :

‘Les Grecs ayant été les premiers inventeurs des Arts & des Sciences, & le reste de l’Europe les ayant reçûs d’eux, c’est à cette cause que l’on doit reporter l’usage général parmi toutes les nations européennes, de donner des noms grecs à presque tous les objets scientifiques (Turgot, article « Étymologie » de l’Encyclopédie).’

Même les potentialités de diffusion de la langue hellène – qui sont limitées, comme l’indique l’adjonction d’une traduction latine à la nomenclature de 1787 – servent d’argument en faveur de la langue :

‘Les racines des noms nouveaux créés pour exprimer des corps également nouveaux ou inconnus des anciens chimistes sont constamment prises dans la langue grecque. À l’avantage de n’avoir aucun rapport avec des mots déjà connus et de ne pouvoir par conséquent être confondus avec les noms appartenant à des substances différentes (Fourcroy, Système des connaissances chimiques, T. I : 103 ; cité par Dagognet, 1969 : 55).’

Les langues sont désormais en concurrence (cf. 2e partie, 9. 3. 2.), et, tel un phoenix qui renaît de ses cendres, les langues classiques profiteront de cette désagrégation du front scripturaire. Les critères épistémologiques et linguistiques remplacent les traditionnels arguments socio-historiques, et, comme nous l’avons signalé (cf. supra, 11. 2. 3.), les démonstrations, si elles empruntent les voies de la philosophie analytique ou de la positivité, demeurent les mêmes. Des langues neutralisées ou appartenant au fond linguistique commun semblent préférables à une langue étrangère. Cependant, ces positions cachent des stratégies plus complexes : l’entriste linguistique des chimistes français – qui habillent le français de grec – est comparable à la stratégie de contournement des linguistes allemands – qui placent le latin et le grec au sommet de la hiérarchie linguistique afin de mieux réévaluer leur langue.

Notes
521.

Suggestion de Fourcroy ; azote est le symétrique de air vital (a- : préfixe négatif, -zo- : vie), le terme alcaligène sera adopté dans certains pays. À noter également qu’il a supplanté l’appellation nitrogène, qui est plus logique et motivée au sein du système. Le terme nitre est emprunté à la fin du 12e siècle sous la forme nytre au latin nitrum, lui-même emprunté au grec νιτρον « natron, soude, carbonate de sodium ». Les Hébreux l’on emprunté sous la forme neter, l’arabe natrum, lui-même à l’origine du français natron (1653) (RHLF).