13. 2. Fusion et codification

Mais les créations de 1787 peuvent également être appréhendées comme du grec habillé de français. Il semblerait qu’il soit possible de percevoir dans les positions des chimistes français la perpétuation de la lutte multiséculaire des clercs, qui souhaitent conserver leur signe de reconnaissance linguistique, contre les bourgeois, qui réclament une langue stato-nationale présente dans l’ensemble du champ social et culturel. Cependant, le sociolecte des scientifiques a considérablement évolué depuis le 17e siècle. Celui-ci n’est plus une langue, mais un ensemble de formants et de termes puisés dans le fonds classique.

L’essor de l’exogénie savante est en effet lié aux apports spécifiques et conjugués du grec et du latin ; la combinaison de formants d’origines différentes démultiplie les possibilités de création :

‘... l’appareil suivant, auquel je donnerai le nom de calorimètre. Je conviens que c’est s’exposer à une critique...que de réunir ainsi deux dénominations, l’une dérivée du latin, l’autre dérivée du grec ; mais j’ai cru qu’en matière de science on pouvait se permettre moins de pureté dans le langage, pour obtenir plus de clarté dans les idées ; et, en effet, je n’aurais pu employer un mot composé entièrement tiré du grec, sans trop me rapprocher du nom d’autres instruments connus [thermomètre], qui ont un usage et un but tout différent (Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, II, 1789 : 68 ; cité par Cottez, 1985, article « Calor(i)- »).’

La juxtaposition dans le même système nomenclatural de termes d’origines différentes peut également être un outil sémiotique de différenciation des niveaux : Linné adopte le latin pour les niveaux inférieurs et le grec pour les niveaux supérieurs. La langue grecque fournit les ressources onomasiologiques nécessaires à l’indexation et l’organisation du champ d’étude, mais, dans une optique de systématicité, les termes peuvent être toutefois relatinisés.

Dans Sur les différences de l’organisation interne du langage en l’homme (datable en 1827-1830), Humboldt fournit une justification scientifique à ce phénomène : l’influence mutuelle des langues. Ainsi, une langue étrangère ne peut manquer d’être influencée par la langue maternelle du locuteur. Il illustre sa théorie en évoquant les variations géographiques de la latinité moderne, ou encore les métamorphoses lexicales que le progrès des sciences a fait subir au latin. Rétroactivement, la maîtrise d’une langue et son emploi fréquent ne pourront que peser sur la langue de départ du locuteur : ainsi, les nouvelles connaissances hellénistiques et sanskritistes ne vont pas manquer d’influer sur les langues modernes.

L’action mutuelle des langues s’est effectuée – bien que de manière restreinte – dès l’Antiquité :

‘Les Anciens ont connu le phénomène offert par l’Europe de nos jours que de manière extrêmement restreinte. Seules la langue grecque et la langue latine entrèrent spirituellement en contact l’une avec l’autre et il n’était pas possible de concevoir une interférence rétroactive de la seconde sur la première, sans que la seconde y fût d’ailleurs pour quelque chose (Humboldt, Sur les différences de l’organisation interne du langage en l’homme ; in Caussat, Adamski & Crépon, 1996 : 453).’

Les mélanges de langues sont donc justifiés diachroniquement et synchroniquement.