13. 2. 2. Primauté du sens intrasystémique

Au 18e siècle, le soin quasi religieux dont bénéficiait le latin n’est plus de mise, et les atteintes à son intégrité ne choquent plus que quelques érudits. Ainsi, Linné refuse ce mélange de langues, et prône l’emploi de la seule langue latine :

‘Les noms génériques, composés de deux mots latins entiers et liés ensemble, sont à peine tolérables...Les noms génériques, formés du latin et du grec, ou autres semblables, sont des bâtards qu’il ne faut point reconnaître (Linné, Philosophie botanique, 1751 : 204 ; cité par Dagognet, 1970 : 41).’

Mais ses motivations ne sont pas le seul fait du purisme, il voit dans la construction d’hybrides une source de possibles redondances. Cependant, comme le souligne Lavoisier, l’utilisation de formants d’origines différentes peut être liée à une volonté d’univocité (cf. supra, 13. 2.).

Dans l’article « Étymologie » de l’Encyclopédie, Turgot avait démontré que l’évolution de la langue ne fait plus obligatoirement correspondre le sens du mot à celui du formant. La compréhension des mots passe certes par leur décomposition en formants, mais aussi par la recomposition du sens. Lavoisier infléchit cette démonstration : l’évolution de la discipline conduit le sens intrasystémique des formants à primer sur le sens étymologique. Le système de la nomenclature prime sur le système de la langue :

‘On conçoit qu’il n’a pas été possible de remplir ces différentes vues sans blesser quelquefois des usages reçus, et sans adopter des dénominations qui ont paru dures et barbares dans le premier moment ; mais nous avons observé que l’oreille s’accoutumait proprement aux mots nouveaux, surtout lorsqu’ils se trouvaient liés à un système général et raisonné (Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, « Discours préliminaire », 1789 ; in Pages choisies, 1974 : 190).’

Certes Lavoisier défend sa propre chapelle, mais il est étonnant de constater combien les reproches qui lui sont faits à propos de sa malheureuse construction de hydrogène semblent bien fallacieux une décennie plus tard523.

Il y a dès lors perception du divorce entre classification et définition : les noms sont des primitives classificatoires et non des primitives sémantiques. La position française (n’oublions pas que l’Académie des sciences avalise l’emploi des racines grecques lors de la présentation de la nomenclature en 1787), qui n’hésite pas à sacrifier l’universalité aux principes politiques, fait passer l’usage des langues classiques d’un emploi discursif à un emploi lexical.

En effet, le grec n’a longtemps pénétré dans les lexiques qu’indirectement : un grand nombre de mots du fonds latins sont d’origine grecque, phénomène pérénnisé par la latinisation ultérieure des lexèmes hellènes. C’est seulement à la Renaissance qu’il est entré directement dans les langues vivantes. Les érudits ne possédaient qu’une compétence passive du domaine hellénique, contrairement au latin, dont ils avaient une compétence active. La compétence passive et essentiellement lexicale des scientifiques enclenche le processus de systémisation d’un emploi des langues classiques qui devient essentiellement morpholexical :

‘Les étymologistes m’objecteront sans doute que ce terme est un composé hétérogène du mot grec et latin ; mais cette faute, si s’en est une, a déjà été fréquemment commise dans la formation des termes de chimie. Mon unique objet était d’en employer un d’une signification tellement précise qu’il ne fut pas possible de s’y tromper (Thomas Thomson à propos de peroxyde (1807), Système de chimie, traduction française, 1809 ; cité par Cottez, 1985, article « Per- »).’

Le 19e siècle donnera le jour à d’autres hybrides, en raison d’un besoin croissant de nouveaux formants et de moyens d’expression et de condensation. Apparaissent alors des formants créés ex nihilo ou par analogie avec une matrice (cf. supra, 12. 3. 1.). D’autre part, l’internationalisation de la recherche entraîne l’adoption de formants issus du fond vernaculaire, ou déformés par l’intégration au système phonétique des langues, si bien qu’il n’ont plus le statut de formants classiques : terp-, issu de Terpentin (1866) est l’adaptation allemande de térébenthine, du latin terebinthina. Quant à microbe, créé par Joseph Sédillot en 1878, ce ne serait qu’un terme construit en français et habillé de grec.

Émile Benveniste montre que le terme otarie (1810), issu du grec otarion, est en fait créé par référence au latin scientifique auricula, et choisi par défaut en l’absence de correspondance formelle. Diminutif de oreille, le terme créé par François Péron en 1810 est issu du grec. C’est sur cette étymologie faussée que les dictionnaires interprètent le sens de otarie comme « petite oreille ». Mais il s’agit en fait de la transposition en grec du latin auricula (auricule), terme scientifique déjà utilisé chez les médecins romains et qui signifie dans le vocabulaire des naturalistes « pavillon de l’oreille ». L’adjectif correspondant auriculata « à auricules » n’existant pas en grec, Péron choisit par défaut le diminutif otarion. Le terme otarie est en fait doté d’une motivation contrastive selon le critère oppositif présence/absence d’auricules, permettant de créer les sous-division des phocacés (cf. Émile Benveniste (1966 : 168-170)).

Les conséquences de la création du terme gallium (1875 ; de coq, gallus en latin) par Lecoq de Boisbaudran, qui s’autocélébrait par un procédé proche du jeu de mot (Lecoq réduit en coq par aphérèse puis traduit en latin par gallus ; à ce nom est associé le suffixe -ium utilisé pour former les noms de métaux ou de métalloïdes) illustrent le désancrage linguistique des racines savantes : interprété comme une marque d’allégeance nationaliste (par association de gallia « Gaule », i.e. « France », au suffixe -ium), il entraînera la création de scandium en 1879 (par Lars Fredrik Nilson, savant scandinave). Suivront germanium en 1885 (par Clemens Winkler, de Fribourg), puis l’américium, le berkélium, le californium au 20e siècle.

L’habillage de composés vernaculaires des atours de l’hellénité indique clairement que le grec, ou le latin, sont perçus depuis le milieu du 19e siècle comme le moyen le plus efficace pour condenser une définition. Dans les langues possédant une morphologie proche, comme l’allemand, ce principe économique est transposé par calque : Sauerstoff (« oxygène », de Stoff « matière, substance » et sauer « acide »), Wasserstoff (« hydrogène », de Wasser « eau »).

La poursuite des paradigmes est davantage à attribuer au principe d’analogie qu’à la révérence, car, dans ce cadre épistémologique, l’emprunt court-circuite les lois de dérivation dans la mesure où il instaure différentes ruptures d’analogie intrasystémique.

Le succès de la création gréco-latine, associé à la diffusion de masse liée à la révolution industrielle, tendront à vulgariser ce mode de dénomination. Les applications technologiques populariseront particulièrement les formants à caractère instrumental comme -mètre, -graphe, -scope. À ce succès, il convient d’ajouter la confusion avec la composition par agglutination des langues anglo-saxonnes, l’anglais exportant alors un certain nombre de termes et de technolectes.

Les langues classiques, loin d’être mises en danger par les avancées de la philosophie analytique ou de la linguistique, se maintiennent dans leur champ d’utilisation privilégié, la science. La montée des nationalismes, qui aurait pu constituer le facteur le plus à même de les mettre en danger, concoure également à leur maintien par une forme de neutralisation stratégique du champ terminogénétique, phénomène qui cache cependant difficilement les tactiques protectionnistes ou expansionnistes. Dans les faits, jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, les scientifiques pratiqueront le latin, mais celui-ci n’est plus celui des humanistes.

Cependant, cette pérennisation ne se fait qu’au prix de modifications de taille. Il n’est plus question de parler ou d’écrire en latin, et encore moins en grec. Ce sont les ressources morpholexicales de ces deux langues qui seront pleinement exploitées. La conséquence directe de ce désancrage langagier est la fusion de ces avatars en un fonds morpholexical, auquel s’adjoindront les matériaux vernaculaires et néologiques divers. Il en résulte une modification des sémantismes, modification liée à la substitution des valeurs intrasystémiques aux sens étymologiques.

Notes
523.

Bien que les grammairiens, Darmesteter en tête, continuent de fulminer contre ces hybrides. Dans sa thèse Création actuelle de mots nouveaux dans la langue française (1877), il estime que toute création allogène doit se faire sur le modèle d’un terme grec existant.