Conclusion de la troisième partie

La pression de la science – et dans une moindre mesure, de la technique – contribue largement à créer une situation paradoxale qui voit la perpétuation de l’usage des langues anciennes en pleine période de montée des nationalismes et des progrès de la linguistique. Si les linguistes développent des théories qui visent à rehausser le statut de leur langue maternelle, et qui fournissent des outils propres à faciliter une terminogénie raisonnée, les enjeux économiques, désormais associés à la science et la croissance exponentielle des besoins terminogénétiques, ravalent ces avancées au statut de position de principe. Et, de fait, le double langage que nous avons souligné dans la conclusion de la deuxième partie de ce travail, perdure. En effet, la communauté scientifique – qu’il s’agisse des chimistes français ou des linguistes allemands – sont des chantres du nationalisme linguistique. Hommes d’État ou d’assemblée comme les intellectuels français – fermier général, comme Lavoisier, membre de la Convention, comme Guyton de Morveau ou Fourcroy, chargés de hautes fonctions scientifiques ou politiques comme les Idéologues et la plupart des scientifiques –, ou au service de l’État comme les linguistes allemands – Friedrich von Schlegel occupe de hautes fonctions administratives à Vienne, Humboldt, après avoir été diplomate, travaille pour le ministère de l’Intérieur prussien, les autres chercheurs sont pour la plupart en poste dans les universités –, adoptent une stratégie qui vise à l’exportation ou à la légitimation de l’idiome officiel. Cependant, les voies qu’ils empruntent pour mener à bien de telles missions semblent paradoxales : travestissement du français par des termes grecs, réévaluation de l’allemand par la mise en avant des langues grecque et latine. Les appels à l’utilisation d’un grec habillé de français ne doivent pas masquer la réalité de l’équipement nomenclatural, à savoir que le matériau majoritairement employé est un matériau classique. L’utilisation de terminaisons issues du vocabulaire courant ou créées de toutes pièces, même si elles constituent le principe d’indexation de la nomenclature, ne sont d’aucune validité sans les racines auxquelles elles sont adjointes. Les arguments des linguistes, même s’ils visent à rehausser le statut de l’allemand, se soldent par une nouvelle justification de l’emploi des systèmes classiques.

Les puristes doivent faire oeuvre de Realpolitik devant l’enjeu que constitue l’exportation des découvertes dans un contexte où les nécessités terminologiques sont croissantes. Le traditionnel recours au latin et au grec demeure, somme toute, une facilité dans l’urgence de la concurrence internationale. Les justifications qui visent au maintien de ces langues – justifications linguistiques allemandes (le latin et le grec sont les langues dont le système est le plus abouti) qui relaient les justifications psychologiques françaises (les langues à forte morphologie quadrillent le mieux la pensée) – ne masquent guère une réalité idéologique – les savants préfèrent utiliser une langue morte que la langue d’un pays concurrent (comme Guyton de Morveau) –, sociolinguistique – les savants des petits pays dont la langue n’a pas accès à l’internationalisation souhaitent se faire entendre (comme Linné) –, ou pratique (poids des systèmes mis en place, notamment en botanique et en zoologie). Les volontés nationalistes et exportatrices sont irréconciliables dans la mesure où une terminogénie en langue stato-nationale et une communication internationale constituent des contraintes antithétiques.

Ce paradoxe n’est ni plus ni moins qu’une tentative de résolution du conflit linguistique pluriséculaire qui oppose les nationalistes bourgeois et les conservateurs cléricaux, puis scientifiques. Certes, les motivations ne sont plus les mêmes, mais demeure cette notion invariante d’esprit communautaire qui n’a pu se maintenir qu’au mépris des volontés politiques et de l’assimilation des communautés scientifiques aux communautés nationales

De fait, ce n’est pas l’utilisation du latin, mais celle de la langue intellectuelle latine – le vocabulaire d’orientation générale implanté de longue date dans les langues n’étant plus ressenti comme appartenant au fonds antique – que les scientifiques visent à maintenir. L’utilisation d’un fond morpho-lexical classique, que le désancrage linguistique fera fusionner en un code dans lequel s’intégreront progressivement des créations exogènes à celui-ci, contribuera à répondre à des besoins terminologiques croissants comme aux aspirations à une terminogénie raisonnée.

En effet, les théories du langage de ce début de période contemporaine, qu’elles soient en relation directe ou indirecte avec la terminologie, sont en quelque sorte symétriques du discours de la période moderne : les scientifiques utilisent la langue officielle tout en gardant leur xénolecte traditionnel, les langues nationales sont défendues par des théories qui mettent en avant le système des langues classiques, les sciences ne sont plus des obstacles à l’emploi et à la connaissance raisonnée du langage, mais les conditions de réalisation de celui-ci, les voies de la modernité sont celles de la résurgence, voire de la pérennisation, d’une doctrine classique.

La recherche pluriséculaire d’une langue en adéquation avec la connaissance a trouvé une solution par une réévaluation de ses objectifs et une prise en compte des réalités du terrain. Cet équilibre entre théorie et pratique, entre usage et rationalité, entre clôture du lexique et néologie n’a pu se faire que par une réflexion conjointe de la science et des sciences du langage. La théorie analytique rend acceptable la néologie désormais raisonnée. Cette rationalisation, qui n’est pas sans répondre au mot d’ordre de justesse, de symétrie et d’ordre de la doctrine classique, fait accepter la notion d’évolution du lexique d’une part, et introduit la notion de paradigmes réguliers, d’une autre part. La recherche sur le langage du début du 19e siècle, à mi-chemin entre linguistique et philosophie, reprendra et justifiera cette liaison entre le langage et la formation des concepts. Au nom d’une telle théorie, qui envisage le langage comme un ensemble de formes en constante interaction, on prend en compte l’intégralité d’un lexique dont les constituants ne sont définis que par l’appartenance à un ensemble. Émerge alors la notion de motivation relative, notion à laquelle la découverte du système flexionnel n’est pas étrangère.

On entrevoit dès lors en quoi ces conceptions sont d’une importance majeure pour la terminologie. La prégnance de l’ensemble sur la partie, la définition de l’unité par le tout, conduisent à la notion de champ terminologique, dont les bases avaient été jetées par Lavoisier. La doctrine analytique, de facture linéaire, sera modifiée par les recherches linguistiques allemandes. L’iconicité ultime est désormais dans l’intégration de la matière par la forme. Une telle conception ne peut que satisfaire des scientifiques qui recherchent une condensation toujours accrue de l’information dans le mot. Lavoisier avait fait de l’espace du tableau un espace signifiant, conception qui sera théorisée par le concept humboldtien d’articulation. La notion de forme donne alors une valeur signifiante à nombre d’éléments jusqu’alors invisibles dans le lexique : la place, le mode de conjonction ou la structure signifient désormais tout autant que la matière.

Ceci explique pourquoi le modèle biologique allemand, fruit de la notion de Volk, aurait dû, en bonne logique, conduire au modèle métaphorique. Mais c’est sans compter avec la nouvelle positivité des sciences du langage – et l’influence de la linguistique comparative et de l’étude des flexions – et la notion de forme héritée de Kant. L’intégration de la matière par la forme, qui régit la conception que les linguistes ont des flexions, fait du Weltansicht, non pas une conception sémantique, mais morpho-syntaxique qui se traduit dans le mode d’organisation des langues.

Les voies de maintien de la langue latine sont donc celles de son évolution. Le latin est une langue pérenne dans la mesure où elle est devenue une langue savante – non pas au sens sociolinguistique, il l’a toujours été, et ceci dès avant la chute de la romania – mais une langue qui auto-génère, qui se dote de ses lois propres. Ce statut de langue « formelle » est accentué par l’apport grec. Il n’est plus question de langue, mais d’une morpholexicologie au service de la pensée.

C’est une véritable langue qui est réinventée avec sa propre sémantique et sa propre morphologie. La restriction du latin en une morpho-lexicologie est paradoxalement plus vivante que langue véhiculaire, puisqu’il pénètre profondément les langues, aide à la conceptualisation, et évolue au grès des créations. Il n’est dès lors plus nécessaire de maîtriser le latin, mais de connaître les clefs de décodage des systèmes mis en place. La programmatique nominale de délimitation, de structuration, d’organisation et d’imposition de noms aux choses a trouvé les voies de sa perpétuation.

Car il convient de souligner l’interaction des modèles scientifiques et linguistiques. La terminologie est le fruit de l’entrée de l’étude des langues dans le champ de la science – c’est-à-dire la naissance de la linguistique – et de la réflexion soulevée par les disciplines taxinomiques (chimie et sciences naturelles) – réflexion située au carrefour de la science et de la réflexion sur le langage. En effet, avec la période romantique, le langage est perçu comme une faculté productrice dotée d’un fonctionnement autonome. Cependant, loin de détrôner les langues classiques de leur rôle de métalangues, la linguistique naissante apporte des arguments scientifiques à leur distinction.

Les avancées terminologiques du 19e siècle sont donc à évaluer – bien que celle-ci soit le plus souvent partielle, locale – en terme de structuration lexicale, elle-même liée à la structuration du champ scientifique. Il ne faut pas pour autant percevoir le modèle métaphorique comme synonyme d’abandon des langues classiques en terminogenèse. La majorité du vocabulaire savant des langues européennes est d’origine latine ou grecque, la tradition, ainsi que la nouvelle compétence morpho-lexicale – du moins pour ceux qui ont fait des études classiques – pèsent de tout leur poids sur la néologie scientifique : Jean Dieudonné signalait dans une conférence roumaine de 1968 que le milieu mathématique admit difficilement les termes boule ou pavé à la place des traditionnels parallélotope ou hypersphéroïde. Il est intéressant de noter que trois siècles après Desargues, les positions du milieu des mathématiciens ont peu changé.

Dans les faits, on assiste à une continuité entre la linguistique et la terminologie, et peut-être faut-il voir dans ce phénomène la naissance de ce domaine d’étude. Bénéficiant des apports théoriques de la terminologie en tant que discipline, elle renforce ses options en les transposant dans un nouveau territoire. Néanmoins, il convient de noter les variations dans le mode de motivation – la motivation sémantique remplace la motivation morphologique – car se greffe alors la nécessité de transmettre l’invisible, à savoir le concept de loi. Cette dimension n’est donc plus purement linguistique, est apparaît comme liée à l’épistémologie, ce qui tendrait à prouver que la terminologie est à la charnière de deux domaines : celui du langage et celui de la connaissance.

Telle est démonstration de Michel Foucault dans Les mots et les choses : le langage, à la Renaissance, appartient ontologiquement à la connaissance, à l’âge classique, il est la représentation de la représentation, au 19e siècle, il devient autonome, possède des lois et une objectivité propre.