CONCLUSION GÉNÉRALE

“ Quand j’emploie un mot, dit le petit gnome d’un ton assez méprisant, il signifie précisément ce qu’il me plaît de lui faire signifier. Rien de moins, rien de plus.
- La question, répond Alice, est de savoir s’il est possible de faire signifier à un même mot des tas de choses différentes.
- La question, réplique Humpty Dumpty, c’est de savoir qui sera le maître.
Un point, c’est tout. ”

L. Carroll – À travers le miroir

‘L’histoire de la réflexion linguistique nous montre comment la réflexion sur le langage se nourrit de situations linguistiques concrètes et est liée aux structures même du métalangage dans lequel elle s’exprime. (Swiggers, 1997 : 2)’

Le modèle biblique et religieux a pesé lourd sur la langue et la science jusqu’à la fin du 17e siècle, qu’il s’agisse d’apport lexical, comme au Moyen Âge, ou de xénolectes religieux ou scientifiques. Ce modèle a imprégné la réflexion sur le langage, et la remarque de Pierre Swiggers – qui évoque le problème du linguiste, dont le médium et l’objet d’étude se confondent – est pleinement applicable au latin : le latin-langue scripturaire de la réflexion s’est confondu avec la perception du latin-objet d’étude. La double ascendance – classique et religieuse – de la langue latine, qui confère à celle-ci une double légitimité, en fait la source des premières grandes terminologies de l’Europe de l’Ouest. Si le droit et la religion – qui ont contribué à charpenter les États et la culture européenne – passent précocement en territoire vulgaire, la science, en raison de l’éclipse qu’elle subit pendant plusieurs siècles, demeure le dernier domaine latin, et ceci relativement tardivement.

Elle sera l’enjeu de bien des batailles idéologiques, politiques et économiques entre l’Église et l’État et son changement de pôle de gravité ne se fera pas sans douleur. À ces figures tutélaires religieuse et politique, il convient d’adjoindre une troisième entité, partie prenante dans ce combat, les intellectuels. Dès la fin du Moyen Âge, ceux-ci ont compris que servir le pouvoir permet de s’en servir, et en l’absence d’une réelle organisation en classe, une protection royale n’est pas à dédaigner. Avec leur entrée dans le giron de l’État, les intellectuels gagnent une liberté épistémologique que l’Église leur refusait. Cependant, ce marché comprend une clause linguistique, la prise en considération de la langue appartenant depuis le 14e siècle à la batterie des outils d’affirmation culturelle et politique.

Héritiers de ces clercs latinophones qui ont contribué à la construction des langues officielles puis stato-nationales, ils seront ceux qui élaboreront les terminologies modernes par emprunts adaptatifs et créations exogéniques classiques. Comme leurs prédécesseurs hauts fonctionnaires, ils sont diglosses, et entendent perpétuer ce lignage latinographe. Nostalgiques d’un âge d’or humaniste, ils souhaitent maintenir ce double lien linguistique et symbolique que constitue le latin, signe d’appartenance à une communauté supranationale et symbole de leur indépendance – toute relative – par rapport à l’État. En ce sens, les intellectuels constituent une force de dislocation et une puissance de cohésion dans la conquête des domaines discursifs du latin par les langues stato-nationales.

Les bourgeois concourent également à la création d’une langue intellectuelle : par leur désir d’accès aux textes durant le 14e siècle, par les théories de l’Usage aux 16e et 17e siècles, ils sont à l’origine d’une doctrine de la langue à laquelle le pouvoir ne tarde pas à adhérer. Ces bourgeois, qui se battent pour l’édification d’une variété de la langue qui leur appartienne en propre, sont proches des scientifiques à qui la scripta officielle est plus ou moins imposée : de la langue vulgaire à la langue intellectuelle pour les uns, d’un xénolecte à un sociolecte pour les autres, ces deux groupes sociaux se rejoignent sur le terrain de la différenciation linguistique.

Dans leur contribution à l’édification de l’étude « scientifique » des langues (i.e. indépendante de la philosophie), les premiers linguistes endosseront un rôle paradoxal. En effet, si leurs arguments, teintés d’idéologie, réévaluent – souvent au détriment des langues concurrentes – la langue stato-nationale qui est la leur, ils ne remettent pas pour autant en question le méta-statut des langues classiques. En ce sens, ils sont les dignes descendants des promoteurs des langues vulgaires de la Renaissance, qui défendaient et illustraient celles-ci en prenant les langues anciennes comme modèles et références. De même, les langues internationales artificielles, qui visent à supplanter le latin dans son rôle de langue véhiculaire, sont calquées sur le modèle antique.

Seule la théorie de la connaissance, en prouvant que les langues maternelles occupent un rôle majeur dans la conceptualisation, parvient réellement à faire basculer l’édifice latin. Elle constituera un argument fondamental des théories esthético-nationalistes de la période romantique ; dorénavant, la science – devenue au même titre que la langue un enjeu politique capital – pourra, ou plutôt devra, s’exprimer, mais surtout s’équiper, en vulgaire déjà largement « illustré ». Les langues étant désormais considérées comme appartenant au patrimoine national, le particularisme linguistique est une valeur à cultiver au nom de la notion de génie.

Cette pensée pré-linguistique fait émerger trois points majeurs pour la construction des modèles terminologiques modernes : la désacralisation des langues et une perspective de manipulation morpholexicale – jusqu’alors inenvisageable dans de telles proportions –, la réflexion sur la régularité structurelle des langues, et l’inversion des rapports langue/pensée.

La chimie sera le domaine où ces trois apports théoriques et pratiques trouveront l’application la plus spectaculaire. La nomenclature chimique est exceptionnelle : c’est la seule « langue » – les Idéologues appellent langue ce qui est en fait une sémiotique – réellement artificielle qui sémiotise le champ du réel constituant l’objet de la discipline qu’elle représente. D’autre part, c’est le seul système lexical où les clefs de formation sont données : les éléments constitutifs du lexique chimique, puisés dans le fond commun (au sens large, c’est-à-dire courant, savant ou intellectuel, par opposition avec le terminologique stricto sensu), permettent de créer un ensemble de mots appartenant au champ terminologique. Dès lors, ils deviennent des éléments terminologiques, conjointement avec des formants non lexicalisés extraits des termes.

De fait, le succès de la nomenclature chimique est à imputer au fait que ses créateurs ont allié réflexion philosophique et méthodologie scientifique en s’inspirant de la théorie de la connaissance comme des taxinomies naturalistes : si la première a exploré le rôle du langage dans la construction des idées, les secondes ont élaboré des systèmes de partition du monde. Grâce à la conjonction de ces apports, la chimie a pu tenter de construire une relation isomorphique entre le monde et les mots.

Mais cette approche analytique sera bientôt supplantée par un autre paradigme, tant linguistique que scientifique : l’approche synthétique.
La connaissance n’est plus envisagée comme une sémiologie, mais comme une construction du monde, et l’ensemble prime sur la partie. Il n’est pas de saisie possible des mots ou des choses au plan individuel, ceux-ci ne sont déterminés que par leur place et leur fonction au sein de l’ensemble structuré auquel ils appartiennent. L’isomorphisme entre les mots et le monde ne peut donc être qu’une relation de structure à structure : la structure du langage conditionne la structure de la pensée, qui organise le monde. L’iconicité du langage, comme l’a souligné Humboldt, est un phénomène fonctionnant sur la globalité et qui utilise ce principe d’ordre qu’est l’analogie, principe pressenti par Condillac, et que Saussure dénommera la motivation relative.

Les données sociolinguistiques de diffusion, de norme et d’appartenance de groupe, qui ont guidé l’édification progressive d’un lexique scientifique en lieu et place du latin, ont finalement abouti au concept épistémologique d’orthonomie. Fondée sur une philosophie du langage et une linguistique influencées par la morphologie et l’histoire lexicologique des langues de l’Europe de l’Ouest, la terminologie à analogie structurale qui se donne cette programmatique d’orthonomie conduit au maintien du latin par l’avatar d’une morpholexicologie à base gréco-latine. Ce modèle terminologique et épistémologique – dans l’acception anglaise de ce terme – qui se traduit par une paradigmatique systémique, ne fait qu’exploiter un système de la langue, qui, pour des raisons socioculturelles ou génétiques, est globalement partagé en Europe de l’Ouest.

Le mouvement romantique, la sémantique naissante et la montée des nationalismes proposent une approche du langage qui fera émerger une solution alternative à cette recherche d’orthonomie : celle de la métaphore, conception du monde qui renvoie aux origines du langage, et qui, par sa faculté à créer des ressemblances, permet de comprendre l’inconnu grâce au connu, et constitue donc un puissant outil de cognition. La métaphore organise la pensée et donc le monde, non sur la base de la ressemblance des signifiants, mais sur celle de la ressemblance établie entre les référents. Par son passage du champ de la rhétorique à celui de la sémantique, son rôle dans la structuration sémique apparaît et semble indiquer que la notion de structuration n’est pas l’apanage des seuls mots construits.

Émerge alors, parallèlement à la terminologie à analogie structurale, la terminologie à analogie sémantique, qui fonctionne par ces modèles locaux que sont les thématas, à savoir des réseaux métaphoriques organisés. Cependant, ce système est d’une efficacité moindre, car il laisse une large place à la subjectivité, aux idiosyncrasies et aux particularismes linguistiques.

Cette histoire des grandes langues de l’Europe de l’Ouest montre combien les données culturelles et historiques ont pesé sur l’édifications des lexiques scientifiques. L’équipement terminologique plus ou moins « sauvage » par emprunt adaptatif et par exogénie savante s’est effectué parallèlement à celui des langues stato-nationales, et en dehors de tout ancrage linguistique « vernaculaire ». Lorsque apparaîssent les premières constructions terminologiques raisonnées, celles-ci sont élaborées sur le modèle morpholexicologique des langues classiques. L’évolution socioculturelle conduit à la transformation des compétences hellénographes et latinographes, qui globalisent progressivement morphologie grammaticale, syntaxe et lexicologie dans une forme de miroir du monde linguistique : celui de la morpholexicologie. À la maîtrise des langues se superpose peu à peu la maîtrise spécifique de leur système morpholexical, puis du système morphologique de la discipline – le système morpholexicologique originel des langues se trouvant modifié par les créateurs de termes – comme moyen d’accès à la connaissance.

En effet, les langues classiques imposent une conception de la langue comme un système à la fois légaliste et créateur qui peut être optimisé pour donner une forme supérieure à la pensée, et ordonner le chaos de la nature. On conçoit dès lors l’intérêt de cette conception pour les scientifiques : plus le langage est structuré, plus le monde – au sens de notre conception de celui-ci – l’est. De là naît la notion d’iconicité, fait systémique, et surtout, structurant

Les conceptions nationalistes mettent en place une solution alternative, qui ne possédant pas les assises théoriques et formelles de la terminologie à analogie structurale – la sémantique fait alors ses premiers pas et ce n’est que récemment que les correspondances entre modèles et métaphore ont été établies – n’a pas toute l’efficacité de sa concurrente. Ainsi, les terminologies à analogie sémantique peuvent engendrer une heuristique trompeuse, et ne sont valides que si est mise en oeuvre une stratégie de décodage judicieuse, générée par des connaissances encyclopédiques, et par la mise en place d’un réseau métaphorique couvrant une aire d’expérience globalement partagée. Les terminologies à analogie sémantique, si elles veulent avoir une validité heuristique, doivent se doter d’une syntaxe mettant en évidence la structure conceptuelle du champ qu’elles représentent, à l’instar des terminologies à analogie structurale dont la syntaxe forte est isomorphe de la méthodologie des disciplines dont elles dénomment les notions. Cette syntaxe se traduit par l’articulation et l’organisation de métaphores en réseaux. Dès lors, les termes se justifient les uns les autres et permettent la création de réseaux de significations autosuffisants. Si la syntaxe de la terminologie à analogie structurale est différentielle, celle de la terminologie à analogie sémantique est additionnelle.

Qu’il s’agisse de puiser dans le fond des racines gréco-latines, comme le veut la tradition, ou, à l’autre extremum du continuum, de faire appel aux métaphores archétypes, les terminologies sont donc envisagées comme des heuristiques (morpholexicales ou sémantiques). Le problème des rapports entretenus entre le langage et le monde soulevé depuis Platon semble avoir trouvé sa solution : les liens ne sont pas le fait des mots, mais du lexique, ou plus précisément, de la structuration de celui-ci. Ces deux systèmes concourent à adopter une approche architectonique des vocabulaires scientifiques, visant, dans une certaine mesure, à mettre à jour l’organisation des champs disciplinaires. L’apport terminologique du 19e siècle est donc celui de la structuration lexicale, également lié à la structuration du champ scientifique.

À l’issu de cet excursus, nous pouvons évoquer l’opposition que Pierre Guiraud (1971 : 33) pratique entre analogie et homologie. Si la première est fondée une analogie substantielle, la seconde est une analogie structurelle. Plus faiblement codifiée, l’analogie laisse une plus grande latitude à l’interprétation, et constitue davantage une herméneutique qu’un code, au sens où elle ne fournit pas les clefs de décodage, contrairement à l’homologie, dont les conventions de construction sont explicitées (ou explicitables en raison d’un système connu de l’émetteur comme du récepteur). Les terminologies à analogie structurale sont donc en relation homologique avec les systèmes épistémologiques qu’ils dénotent, alors que les terminologies à analogie sémantique en constitueraient des herméneutiques.

Beaucoup de points sont encore à éclairer, et il convient d’établir des systèmes dans des modes de dénomination en apparence non systématiques, et donc, d’approfondir le fonctionnement de la terminologie à analogie sémantique. Celle-ci est encore jeune, et les sciences l’exploitant – en tant que telle, c’est-à-dire en tant que système terminologique – ne bénéficient ni de l’historicité, ni même de la tradition linguistique et épistémologique des terminologies à analogie structurale. L’étude de la métaphore a encore de belles années devant elle, et le travail sur les notions d’isotopie et de lecture interprétative pourraient éclairer avantageusement l’étude des métaphores terminologiques.

Une telle recherche permettrait d’analyser les liens entre langues, terminologies et modèles, dans la continuation des travaux de Max Black ou de Mary Hesse. Nous avons montré que les langues classiques sont à l’origine du modèle analytique et de la terminologie à analogie structurale. Qu’en est-il des autres langues, des autres modèles, des autres systèmes terminologiques ? De nombreux champs disciplinaires, leurs modèles et leurs systèmes terminologiques sont encore à explorer.