Mais ce sont sans nul doute les travaux de Walter Christaller 4 en 1933 et d’August Lösch en 1940 qui eurent la postérité la plus féconde. La théorie des lieux centraux qu’ils ont fondée répond à une question maintes fois soulevée depuis la fin du XIXe siècle : Y a-t-il des lois qui déterminent le nombre, la grosseur et la répartition des villes ? Devant la variété des réponses, présentant des axiomes souvent nécessaires mais toujours insuffisants, Walter Christaller a recherché un principe qui soit applicable à toute situation régionale.
Au cœur de la réflexion théorique de Christaller, le principal postulat est celui d’un ordonnancement selon le centre 5 , joint à un souci d’économie d’échelles de la part des producteurs comme des consommateurs.
Les localités agissent alors comme des pôles dont l’attraction sur le territoire environnant définit la centralité. Dans cette perspective, la centralité est moins de nature géographique que de nature économique. Ce sont les biens produits ou distribués par une localité, non seulement pour ses habitants mais aussi pour un territoire plus vaste, qui contribuent à son rayonnement et à son statut de lieu central 6 . L’espace qui subit l’attraction du pôle central varie en principe pour chaque produit et service. Un service banal n’a besoin pour être rentable que d’une aire de clientèle modeste ; un service rare et coûteux appelle un territoire plus large pour compenser la faible fréquence de la demande de proximité. Mais le processus ne va pas à l’infini, la zone d’influence d’une localité trouve ses limites quand le déplacement jusqu’au lieu central n’en vaut plus la peine ; quand le coût du transport est supérieur à celui du bien ou quand la population trouve le même objet plus près. Ainsi, pour se procurer un bien d’équipement, pour aller chez le médecin ou au théâtre, la population du territoire recourt ou non à la localité centrale, en fonction de la valeur et de la rareté du bien, du prix, de ses revenus, des moyens de transport mis à disposition, de la distance jusqu’au centre et de la proximité d’autres agglomérations…
Pour satisfaire les populations hors d’atteinte du premier centre, il peut s’avérer nécessaire d’implanter d’autres pôles. De nouveaux lieux centraux se développent alors dans les interstices laissés par le premier.
Des freins bloquent cependant une multiplication à l’infini. Les commerçants et industriels finissent par s’établir et se regrouper dans des centres existants pour bénéficier des marchés constitués et des infrastructures déjà en place. La distance entre deux lieux centraux fournissant le même service augmente en théorie avec le niveau de ce service. Certaines localités voient donc leur importance redoublée et leur portée accrue. Une hiérarchie et une distribution s’instaurent à partir de lieux centraux de premier rang, en faible nombre, et de lieux intermédiaires et secondaires, plus répandus.
Selon ce raisonnement, Walter Christaller esquisse un schéma théorique où les territoires de rayonnement ont une forme hexagonale et où les centres, de diverses importances, forment un système subordonné au lieu le plus central. Autour d’une localité de premier ordre, se forme une couronne de centres plus petits, cernée d’une couronne de bourgs d’un rang moindre. En marge, sur deux couronnes, s’agencent à nouveau des localités moyennes et des localités de plus grande importance 7 .
Ce schéma est reproductible à partir de chaque lieu central de premier rang, tout en sachant que les systèmes finissent par se recouper et interférer les uns sur les autres.
En confrontant dans sa thèse le modèle théorique à la réalité urbaine d’Allemagne du Sud, Walter Christaller souligne les éventuels aménagements dont sa théorie doit faire l’objet. Le nombre de centres de chaque type et les espacements entre localités constituent des données variables. Les diverses densités de population, les nécessités imposées par les voies de communication ou le relief, les volontés administratives et politiques peuvent infléchir à chaque fois le schéma de base.
Empreinte de pensée économique et de raisonnement systématique, la théorie des lieux centraux resta longtemps dépourvue d’émules en Allemagne même. Mais, dans l’après-guerre, elle opéra une percée spectaculaire et jeta les bases de la géographie urbaine moderne en générant de multiples travaux. Les uns cherchèrent à vérifier statistiquement la théorie de Christaller, les autres décrivirent des systèmes régionaux hiérarchisés et les confrontèrent au modèle. D’autres enfin tentèrent de délimiter les aires d’influence de plusieurs villes ou recoururent aux lieux centraux pour l’étude du tissu urbain interne 8 .
Les critiques que l’on peut opposer au raisonnement de Christaller sont nombreuses 9 et ne manquèrent pas. La théorie des lieux centraux fit néanmoins école dans plusieurs domaines, sans doute pour ses motivations premières, incontestables. Elle invite à chercher une explication derrière toutes les constructions régionales. À une période où la production scientifique était largement dominée par les monographies, elle a rappelé que les localités ne forment pas des entités autonomes. Une ville existe dans un système régi par des règles précises, comprenant des localités hiérarchisées et coordonnées, dont l’espacement, la disposition et le devenir ne tiennent pas du hasard. L’implantation d’un nouveau centre peut rejaillir sur le sort de la ville voisine, limiter son rayonnement, créer une inversion des hiérarchies.
‘ « Les géographes et les économistes qui se sont penchés sur l’analyse de la centralité ont ainsi aidé à comprendre en profondeur un certain nombre de réalités essentielles. On n’avait pas l’habitude de regarder l’ensemble des villes d’un territoire comme un tout : on les analysait dans leur singularité. Voici qu’on essaie de voir si elles ne font pas partie d’une construction harmonieuse, dont on essaie de percer la régularité ». 10 ’Walter Christaller, Die zentrale Orte Suddeutschlands. Eine ökonomisch-geographische Untersuchung über die Gesetzmässigkeit der Verbreitung und Entwicklung der Siedlungen mit städtischen Funktionen, 1re éd., Iéna, 1933 ; 2e éd. Darmstadt, 1968
On pourra consulter aussi les développements et précisions apportés par Walter Christaller sur les lieux centraux. Walter Christaller, « Das Grundgerüst der räumlichen Ordnung in Europa », Frankfurter Geographische Hefte 1 (1950). Du même, « Rapports fonctionnels entre les agglomérations urbaines et les campagnes », dans Compte-rendu du Congrès géographique d’Amsterdam de 1938, Leyden, 1938.
L’archétype de l’ordonnancement selon le centre est au reste, selon Christaller, la ville médiévale entourée du cercle concentrique de ses murs, puis de son territoire.
Peter Schöller, lors de sa relecture des travaux de Christaller, offre des définitions plus maniables et concises que celles de l’œuvre originelle. Un lieu central est « une localité située au milieu d’une région, offrant des services et des produits dont l’importance dépasse les besoins de ses propres habitants et qui servent à l’approvisionnement de toute la région ». La centralité d’un lieu est « son importance à l’égard de la région qui l’entoure et le degré de la fonction centrale qu’elle exerce ». Cf. Peter Schöller, « Aufgaben und Probleme der Stadtgeographie », Erdkunde (1953), p.172
Voir schéma en annexe
Voir sur ce point les bilans proposés par Paul Claval. Paul Claval, « Chronique de géographie économique : la théorie des lieux centraux », Revue géographique de l’Est 6 (1966), p.131-152 et « La théorie des lieux centraux revisitée », Revue géographique de l’Est 13 (1973), p.225-251. On pourra consulter aussi Paul Claval, La logique des villes. Essai d’urbanologie, Paris, 1981
Paul Claval s’en fait l’écho dans ses deux articles. Cf. supra. Bien des reproches reposent cependant sur des malentendus liés à une méconnaissance de l’œuvre originelle. Le postulat le plus contestable de la théorie des lieux centraux réside certainement dans la rationnalité strictement économique accordée aux habitants du territoire. Christaller ne laisse guère de place à des comportements apparemment moins logiques, guidés par les représentations de l’environnement, l’affectif, la fidélité à certains lieux. Autant de notions dont plusieurs sociologues ont montré depuis l’importance dans l’approche des villes. Cf. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de Faire, Paris : Gallimard, 1990. Les pratiques urbaines n’ont pas la lisibilité d’un plan de ville. Elles sont des parcours libres, « braconnages » du passant donnant à la ville un sens personnel. Marc Augé, dans Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris : Aubier, 1994, rejoint cette analyse. Voir aussi Pierre Sansot, La poétique de la ville, Paris : Klincksieck, 1984, (collection esthétique), en particulier le chapitre « Qu’est ce qu’aimer une ville ? ».
Paul Claval, « La théorie des lieux centraux revisitée », Revue géographique de l’Est 13 (1973), p. 225-251