Les médiévistes découvrirent Christaller beaucoup plus tard que leurs collègues géographes. En Allemagne, ils lui préférèrent longtemps une approche juridique des villes. En France, le raisonnement de Christaller jugé par trop économique et systématique fut abandonné à d’autres domaines que l’histoire médiévale. Néanmoins divulguée et expérimentée par quelques pionniers, la théorie des lieux centraux réussit une percée en histoire médiévale dès les années 1970 et servit de sésame pour renouveler les traditionnelles approches monographiques 11 ou même les dépasser. Aux yeux de ses adeptes, elle devait faciliter l’accès à une histoire comparative des villes, jusque-là rendue impossible par la diversité des méthodes et par certaines lacunes historiographiques 12 . Le premier ouvrage de médiévistes consacré à la centralité 13 , paru outre-Rhin en 1979, rassemble à lui seul les multiples champs d’histoire urbaine dans lesquels cette théorie a ensuite porté ses fruits. L’analyse de la centralité s’est immiscée dans l’étude des villes et de leurs campagnes (ou ses variantes : la ville et son territoire 14 , les industries urbaines et leur aire de chalandise et de production 15 ). Elle a gagné les réflexions sur les fonctions urbaines et leurs aires d’influence respectives 16 . Elle a enfin servi d’outil théorique pour la mise en évidence de systèmes urbains médiévaux ou la distinction de types et hiérarchies de villes 17 .
Les historiens n’avaient pas forcément attendu de connaître l’œuvre de Walter Christaller pour aborder ces thèmes avec bonheur. Comme Monsieur Jourdain la prose, beaucoup firent de la centralité sans le savoir, de façon empirique et expérimentale. A contrario, leurs travaux facilitèrent l’adaptation de la théorie économique et contemporaine de Christaller au monde médiéval.
Partis d’une ville, guidés par les sources et souvent par la volonté d’écrire une histoire totale, plusieurs auteurs de monographies furent en effet conduits à agrandir la focale pour saisir la présence urbaine en dehors des murs. Du coup, comme Christaller, mais sans employer ses concepts et sans référence à un modèle, il leur a fallu appréhender la ville en termes d’emprise, de rayonnement et d’influence sur un territoire 18 . Dans sa thèse d’Etat sur Aix-en-Provence, grâce aux archives notariales, Noël Coulet suit par exemple les pas des Aixois dans le terroir qu’ils exploitaient, dans le pays qu’ils annexèrent et dans la zone d’influence qu’ils dominaient politiquement, économiquement et culturellement. Ces trois cercles concentriques tissaient le pouvoir local d’Aix et confortaient son rôle de capitale régionale 19 .
Même en Allemagne, les relations entre la ville et le pays alentour appelèrent longtemps des études sans recours explicite aux concepts de la centralité. Hektor Ammann ouvrit en ce sens la voie de toute une série de travaux sur « l’espace de vie » 20 de villes médiévales, tandis que depuis le XIXe siècle, l’histoire régionale se pencha parfois sur les territoires urbains (au sens de contado) et la politique d’expansion territoriale de certaines villes impériales 21 .
Dans ce paysage historiographique, la théorie des lieux centraux a agi comme un aiguillon invitant à relancer l’enquête sur les relations nouées entre ville et campagne. Elle généra une distinction entre l’Umland, espace proche d’une ville qui monopolise toutes les fonctions centrales, l’Hinterland, zone encore liée à la ville, mais qui n’y recherche plus que des fonctions centrales d’importance moyenne, puis la zone d’influence (Einflussgebiet), sur laquelle la localité centrale n’exerce seule que les fonctions les plus élevées tandis que les fonctions moyennes et inférieures relèvent de centres intermédiaires 22 . Une telle conceptualisation s’est accompagnée d’une réflexion plus poussée sur l’impact des sources 23 dans l’interprétation des relations entre la ville et son plat pays. Le tableau des relations villes/alentours y a beaucoup gagné en nuances. À l’exemple de ce qu’a démontré Rudolf Kiessling, la centralité n’est plus considérée comme une domination en bloc et en tous domaines de la ville sur l’espace environnant. On a pris la mesure des discordances entre la présence juridique, politique et économique de la ville dans l’Umland. Au Moyen Âge, ces sphères d’influence urbaine n’étaient pas toujours présentes, ni concomitantes 24 .
Par le renouvellement des points de vue apporté, l’usage du modèle de Christaller a fait fructifier l’étude des villes médiévales et de leurs relations avec le plat pays. L’apport fut-il aussi bénéfique pour l’exploration des réseaux urbains médiévaux ?
Il ne convient pas ici d’examiner les raisons du long triomphe des monographies. Voir sur ce point de nombreux bilans d’histoire urbaine.
- Pour la période moderne, Jean Meyer, « Quelques vues sur l’histoire des villes à l’époque moderne », Annales ESC (1974), p. 1551-1568
« La prolifération des études urbaines présente l’immense avantage d’avoir multiplié les points de vue. Cette richesse a, cependant, aussi ses inconvénients. En dépit de l’attention donnée par les divers auteurs à ne pas isoler leur ville de leurs campagnes, nous n’avons jusqu’à présent, aucune étude d’ensemble, ni sur le semis (géographique) urbain et sa dynamique, encore moins sur les réseaux (ou les hiérarchies urbaines). Ce que nous connaissons concerne essentiellement les grandes villes, très rarement une ville petite, encore moins le réseau des interactions entre villes […] Il en résulte la quasi impossibilité d’opérer une systématisation, de trouver les dénominateurs communs pourtant indispensables […] Ainsi, ce qu’il faut analyser n’est pas une ville parmi d’autres, mais bien l’ensemble des villes d’une région d’abord, de tout le pays ensuite. L’analyse isolée d’une ville est une entreprise utile, mais restreinte.[...] Toutes les idées, toutes les innovations émanent d’abord du milieu urbain, non des villes isolées, mais du réseau des villes réagissant les uns sur les autres. Il doit donc exister des groupes de villes, des hiérarchies économiques, fonctionnelles, intellectuelles qui doivent peu à la simple hiérarchie des chiffres de population ».
Ou encore, plus récemment, Etienne François, « Die französische Stadtgeschichtsforschung. Schwerpunkte und neue Richtungen », dans Fritz Mayrhofer (éd.), Stadtgeschichtsforschung. Aspekte, Tendenzen, Perspektiven, Linz, 1993, (Beiträge zur Geschichte der Städte Mitteleuropas, vol.12), p.130-141. Sur le poids des monographies dans l’histoire urbaine allemande, voir Etienne François, « Les villes allemandes à l’époque moderne. Tendances actuelles de la recherche », dans Jean-Louis Biget, Jean-Claude Hervé (coord.), Panoramas urbains. Situation de l’histoire des villes, Fontenay/Saint-Cloud : ENS Editions, 1995, (Sociétés, Espaces, Temps), p.35-50
- Pour la période médiévale, voir Laurence Buchholzer, Identités urbaines et perception de la ville en Franconie à la fin du Moyen Âge (XIVe-XVIe), Mémoire de DEA présenté à l’EHESS, Paris, 1995, p.25 et s. Le poids des monographies dans l’histoire urbaine médiévale française est souligné par Bernard Chevalier dans Michel Balard (dir), L’histoire médiévale en France, chap. « Histoire urbaine en France Xe-XVe siècle », Paris : Publications de la Sorbonne, 1992, p. 29-47
Voir la discussion menée à l’issue du colloque sur les petites villes dans Jean-Pierre Poussou et Philippe Loupès (dir.), Les petites villes du Moyen Âge à nos jours. Actes du colloque CESURB, Bordeaux, 25-26 octobre 1986, Paris : CNRS, 1987.
Consulter aussi sur ce point Jean-Luc Fray. Par exemple dans l’introduction de « Metz et les villes entre Meuse et Rhin au XIe siècle. Aux origines d’un réseau urbain », dans Peter Johanek et Jörg Jarnut (éd.), Die Frühgeschichte der europäischen Stadt im 11. Jahrhundert, Cologne : Böhlau, 1998, (Städteforschung, Reihe A, 43), p.157-168
Il s’agit d’un ouvrage collectif paru en Allemagne. Il n’existe pas, à ma connaissance, d’équivalent français en histoire urbaine médiévale. En France, l’exploitation des lieux centraux a été un fait beaucoup plus isolé. Emil Meynen (dir.), Zentralität als Problem der mittelalterlichen Stadtgeschichtsforschung, Cologne, Vienne : Böhlau, 1979. (Städteforschung : Reihe A, Vol. 8).
Voir aussi M. Mitterauer, « Das problem der zentrale Orte als sozial- und wirtschaftsgeschichtliche Forschungsaufgabe », Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte 58 (1971), p.433 et s.
Dans l’ouvrage collectif dirigé par E. Meynen, supra, Zentralität als Problem…, cette voie est représentée par Rolf Kiessling, « Herrschaft-Markt-Landbesitz. Aspekte der Zentralität und der Stadt-Landbeziehungen spätmittelalterlicher Städte an ostschwäbischen Beispielen », p.180-218 ou Gerd Wunder, « Reichsstädte als Landesherren », p. 79-91
Toujours dans le même ouvrage supra, Franz Irsigler va dans ce sens : Franz Irsigler, « Stadt und Umland im spätmittelalter : Zur zentralitätsfördernden Kraft von Fernhandel und Exportgewerbe », p.1-14
Dans Zentralität als problem…, supra, voir par exemple, Edith Ennen, « Stufen der Zentralität im kirchlich-organisatorischen und kultischen Bereich. Eine Fallskizze : Köln », p.15-21 ou Frantisek Graus, « Prag als Mitte Böhmens 1346-1421 », p. 22-47
Les articles illustrant cet axe de recherche dans Zentralität als Problem…, supra, sont ceux de Meinrad Schaab, « Städtlein, Burg-, Amts- und Marktflecken Südwestdeutschlands im Spätmittelalter und früher Neuzeit », p. 219-271 et de Reinhard Seitz, « Zum Problem Markt und Stadt im Spätmittelalter in der Oberpfalz », p. 272-283
Cette tendance s’est affirmée très fortement en histoire urbaine médiévale entre 1970 et 1990. Le champ des connaissances a été par là considérablement agrandi, mais avec le risque de perdre de vue son objet, le phénomène urbain. Cf. Jean-Louis Biget, « Les villes du midi de la France au Moyen Âge », dans Jean-Louis Biget, Jean-Claude Hervé (coord.), Panoramas urbains. Situation de l’histoire des villes, Fontenay/Saint-Cloud : ENS Editions, 1995, p.149-172
Cf. Noël Coulet, Aix-en-Provence. Espace et relations d’une capitale (milieu XIVe-milieu XVe, 2 vol., Aix-en-Provence : Université de Provence, 1988. Le terroir est le territoire possédé par la commune d’Aix, soit 19 000 ha environ, espace qu’elle exploite et qui la nourrit.
Le pays annexé est fait de villages dépeuplés par l’exode rural mais peu à peu réoccupés et exploités par des habitants en provenance d’Aix. Cet espace est ouvert aux activités des éleveurs d’Aix.
Vient ensuite une zone d’influence aux contours diffus que Noël Coulet esquisse au travers des possessions foncières d’Aixois à l’extérieur, des zones de transhumance pour les ovins de la capitale, des droits seigneuriaux ou fermages tenus par des Aixois. Les zones de diffusion commerciale, de chalandise pour les marchands et les artisans, de même que la diffusion du crédit (créanciers poursuivis par des aixois) et le recrutement de l’université complètent le tableau du rayonnement d’Aix.
On pourrait citer bien d’autres monographies soucieuses des liens établis entre une ville et les alentours. Ainsi, A. Chédeville, Chartres et ses campagnes XIe-XIIIe siècles, Paris, 1973 ; Jean Schneider, Metz aux XIII e et XIV e siècles, Nancy, 1950
L’expression est d’Hektor Ammann. La liste de ses travaux est telle qu’on se contentera de renvoyer ici aux quelques titres mentionnés en bibliographie. Franz Irsigler souligne ses mérites dans Emil Meynen, Zentralität als Problem der mittelalterlichen Stadtgeschichtsforschung, Cologne : Böhlau, 1979, p.1-14
Sur ces questions, voir aussi l’état des lieux dressé par Eberhard Isenmann, Die deutsche Stadt im Spätmittelalter, Stuttgart : Ulmer, 1988, chap. 6 : « Die Stadt und ihr Umland », p.231-244
Hektor Ammann utilise les concepts de Walter Christaller sans y faire de références explicites. Cf. Hektor Ammann, Die wirtschaftliche Stellung der Reichsstadt Nürnberg im Spätmittelalter, Nuremberg, 1970, p. 14-15 : « Le secteur économique de Nuremberg se divise en 4. On peut distinguer le cercle le plus étroit des environs et du territoire urbain, la zone d’achalandise restreinte et le secteur de l’industrie complétement dominée par Nuremberg. Ce cercle le plus étroit s’imbrique imperceptiblement dans un espace de vie (Lebensraum) encore fortement influencé par Nuremberg, l’espace franconien et haut palatin entre Main et Danube, entre Alpe souabe et forêt bohême, pour lequel Nuremberg représentait le grand lieu central. Cet espace nurembergeois s’insère dans le secteur économique haut allemand, considérable à l’époque. Et autour de tout cela, il y avait tout le secteur de l’économie d’Europe occidentale qui représentait un champ d’action pour le marchand nurembergeois et une zone de distribution pour l’industrie nurembergeoise. »
Parmi les travaux les plus anciens, pour la Franconie, signalons Heinz Dannenbauer, Die Entstehung des Territoriums der Reichsstadt Nürnberg, Stuttgart : Kohlhammer, 1928 ; J.D.W. Winterbach, Geschichte der Stadt Rothenburg an der Tauber und ihres Gebietes…, 2 vol., Rothenburg, 1826-1827 ; Wolfgang Leiser, « Territorien süddeutscher Reichsstädte. Ein Strukturvergleich », Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 38 (1975), p.967-981. Voir aussi Gerd Wunder, op. cit. note 14
Cf. Erich Maschke et Jorg Sydow (dir.), Stadt und Umland, Stuttgart, 1982 ; Hans K. Schulze (dir.), Städtisches Um- und Hinterland in vorindustrieller Zeit, Cologne-Vienne, 1985. Dans cet ouvrage, en particulier : K.-F. Krieger, « Bürgerlicher Landbesitz im Spätmittelalter. Das Beispiel der Reichsstadt Nürnbergs », p. 77-98
Voir sur ce point, Werner Rösener, « Nouvelles recherches sur les rapports villes/Campagnes », dans Bulletin de la Mission Historique Française en Allemagne n°26/27 (déc.1993), p.49-57 ; voir aussi Neithard Bulst et alii, Bevölkerung, Wirtschaft und Gesellschaft : Stadt-Land Beziehungen in Deutschland und Frankreich (14-19 Jhdt), Trèves, 1983
Voir Rudolf Kiessling , Die Stadt und ihr Land. Umlandpolitik, Bürgerbesitz und Wirtschaftsgefüge in Ostschwaben vom 14. Bis ins 16. Jahrhundert, Cologne : Böhlau, 1990, (Städteforschung, Reihe A, vol.29). Michel Bochaca arrive à des conclusions proches dans : La banlieue de Bordeaux. Formation d’une juridiction municipale suburbaine (vers1250-vers 1550), Paris : L’Harmattan, 1997.