Dans les années 1970, en concomitance avec le développement des réseaux techniques dans nos villes, la notion de réseaux gagna progressivement tous les domaines de recherche.
‘ « Les sociologues signalent à juste titre que c’est le local, comme niveau d’analyse, qui est mis en cause par la nouvelle signification des réseaux. Si le local traditionnel appelait l’idée de clôture et d’autonomie, la version moderne du local devait se comprendre comme une sorte d’unité de corrélation, un réseau ouvert, mettant en correspondance par accrochages ou décrochages suivant les opportunités, combinant des relations à distance et des relations de voisinages » 25 . ’En lien étroit avec le bouleversement de la géographie et de la sociologie, l’histoire urbaine a été, par la nature même de son objet d’étude, directement concernée par la réflexion sur les réseaux. Elle reprit alors les concepts fournis par les géographes :
‘ « Un réseau peut être défini comme un ensemble de lieux ou de personnes en relation […]. Les réseaux de villes désignent les relations privilégiées qui se tissent, au sein du semis urbain, entre plusieurs villes, quel que soit leur niveau hiérarchique. Les infrastructures de transport et de communication facilitent ces relations » 26 . ’Les villes, nœuds de réseaux, se trouvaient toutes désignées pour permettre d’observer une trame 27 de relations nouées avec l’extérieur, mais aussi pour permettre de cerner des relations au sein de la ville entre les groupes sociaux 28 .
Dans la mesure où « la structuration en réseau est aussi prégnante dans le monde traditionnel qu’aujourd’hui » 29 , l’histoire urbaine médiévale s’est ouverte à l’investigation. L’introduction de La ville en France au Moyen Âge, rédigée par Jacques Le Goff 30 , illustre par exemple ce souci nouveau de penser la ville « en termes de système de relations et montrer le rôle de la culture dans la construction de l’espace urbain ».
Avant de se mettre à décrire la trame des relations en ville ou entre villes, il incombait cependant aux médiévistes d’intégrer la problématique des réseaux dans l’environnement féodal. Si la ville était au départ un « kyste » dans le monde féodal, l’ensemble des villes constituait-il un élément du système féodal ou une entité distincte ? 31
Jacques Le Goff s’est fait le porteur d’une réponse française commune, confirmée depuis par plusieurs études locales 32 .
‘ « Je ne crois pas que, comme l’a soutenu Yves Barel dans un livre très suggestif, il y ait eu un système urbain médiéval. Mais je crois qu’il y a eu, à l’intérieur du système féodal, un phénomène urbain original, important, ayant partout des caractéristiques communes, et que, inscrit dans l’espace et dans le fonctionnement du système féodal, il y a eu un réseau urbain ». ’L’exaltation de la notion de « réseau » s’est ainsi établie, dans l’historiographie médiévale française, sur la négation d’un « système urbain » médiéval. Cela n’a pas été sans conséquences terminologiques. Par crainte de confusions, les médiévistes français semblent avoir tacitement renoncé à parler d’un « système urbain ». Ils rejetèrent une expression plusieurs fois maniée par Christaller et lui substituèrent la notion géographique de « réseau » ou celle plus vague, de « relations ».
Cf. Gabriel Dupuy, L’urbanisme des réseaux. Théories et méthodes, Paris : Armand Colin, 1991, (Collection U Géographie), p. 51
Cf. J.-J. Bavoux (dir.), Introduction à l’analyse spatiale, Paris : Armand Colin, 1998, p. 78 et s.
Le réseau s’oppose au semis qui tient davantage de l’abstraction géométrique et considère chaque élément comme un point identique aux autres. Le réseau, lui, repose sur un système et prend en compte l’hétérogénéité de l’ensemble, la diversité de chaque élément et leurs interactions éventuelles.
« La ville est un monde parce qu’elle est du monde et qu’elle récapitule tous les traits du monde actuel, non pas simplement microcosme mais point central, nœud de relations, d’émissions et de réceptions dans le vaste réseau que constitue aujourd’hui la planète ». Cf. M. Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris : Aubier, 1994
Cette extension de la notion de réseau aux groupes sociaux repose sur plusieurs travaux sociologiques. Cf. A. Degenne, « Sur les réseaux de sociabilité », Revue française de sociologie, 1983, p.109-118. Sur cette tendance en histoire urbaine, voir Bernard Lepetit, « La ville moderne en France. Essai d’histoire immédiate », dans Jean-Louis Biget, Jean-Claude Hervé (coord.), Panoramas urbains. Situation de l’histoire des villes, Fontenay/Saint-Cloud : ENS Editions, 1995, (Sociétés, Espaces, Temps), p.173-208. Les premiers travaux de médiévistes en ce sens ont porté sur la sphère commerciale, puis ont été étendus à toute la société. Cf. Philippe Braunstein, « Réseaux familiaux, réseaux d’affaires en pays d’Empire : les facteurs de sociétés (1380-1520), dans F.-M. Crouzet, Le négoce international (XIII e -XX e ), Paris : Economica, Paris, 1989. Parmi les applications les plus récentes en histoire médiévale, mentionnons Thierry Dutour, Une société de l’honneur. Les notables et leur monde à Dijon à la fin du Moyen Âge, Paris : Honoré Champion, 1998, (Etudes d’histoire médiévales, 2) ; Joseph Morsel, Une société politique en Franconie à la fin du Moyen Âge : les Thüngen, leurs princes, leurs pairs et leurs hommes (1275-1525), Thèse de doctorat, Université de Paris IV, 1993, 3 vol., parue à Stuttgart : Thorbecke, 1999, (Beihefte der Francia, vol.49).
Cf. Paul Claval, cité par H. Bakis (dir.), « Communications et territoires », La Documentation française, 1990, (collection de l’IDATE)
André Chédeville, Jacques Le Goff, Jacques Rossiaud, La ville en France au Moyen Âge, Jacques Le Goff (dir), tome 2 de l’Histoire de la France urbaine dirigée par Georges Duby, Paris : Editions du Seuil, 1980, (L’univers historique) ; 2e édition, Paris : Editions du Seuil, 1998, (Collection Point Seuil Histoire)
Cf. Yves Barel, La ville médiévale. Système social, système urbain, Grenoble, 1977 et la réponse apportée par Jacques Le Goff dans La ville en France au Moyen Âge, supra, note 30
Yves Barel aborde la ville médiévale en systémologue. Il postule qu’issue du système féodal, tributaire dans son devenir de ce régime-matrice, elle finit par s’en émanciper pour former un système propre capable de se reproduire lui-même, de façon tout à fait autonome à l’égard du système féodal.
Cf. Jean-Louis Biget, « Les villes du Midi de la France au Moyen Âge », dans Jean-Louis Biget, Jean-Claude Hervé (coord.), Panoramas urbains, op. cit. note 28 : « Le cas des villes du Midi illustre à merveille le fait qu’il n’est pas d’objet urbain autonome et que la ville constitue l’une des formes du processus d’organisation et de développement de la société féodale, de sorte que ville et campagne sont à envisager comme les éléments interdépendants et complémentaires d’un même système, le système féodal », p. 166