Afin de préciser cette première vue d’ensemble, inévitablement artificielle, un recours aux typologies s’est avéré nécessaire.
La solution la plus couramment adoptée par les médiévistes confrontés au problème consiste à reprendre des critères modernes de comparaison entre villes, à commencer par leur nombre d’habitants. Sur 3 800 villes vers 1300, Heinz Stoob distingue en Europe centrale 60 à 70 « grandes villes » (Grosstädte : 1,5% du nombre total de villes) de plus de 10 000 habitants. À la fin du Moyen Âge, selon ce critère démographique, Cologne surpasse toutes ses consoeurs avec plus de 40 000 habitants. Strasbourg, Metz, Nuremberg, Augsbourg, Vienne, Prague, Lübeck, Magdebourg et Danzig la suivent en regroupant chacune de 20 00 à 35 000 habitants. Würzbourg, Ulm, Augsbourg, Erfurt, Bresslau, pour n’en citer que quelques-unes, oscillent entre 10 000 et 20 000 âmes.
400 à 450 villes sont considérées comme « moyennes » (Mittelstädten : 11,5% du nombre de villes ) avec 4 000 à 10 000 habitants. Des cités comme Nördlingen, Bâle, Constance, Fribourg, Francfort, Esslingen entrent dans cette catégorie.
Les « petites villes » (Kleinstädte) peuvent quant à elles se séparer en deux ensembles. Les plus grosses comptent entre 2 000 et 4 000 habitants (21% du nombre de villes). Mais les villes de 800 à 2 000 habitants sont en plus grand nombre (47,5% du nombre total de villes).
En dessous de 800 habitants prennent place les villes-naines (Zwergstädte) et les localités aux marges de l’urbanité, soit 18,5% du nombre de villes.
Vers 1300, dans les quelque 500 grandes et moyennes villes, vit plus de 40% de la population urbaine, dans les petites villes, 56%, et dans les villes-naines, près de 4%. La distribution urbaine moyenne est cependant de 12 villes naines, 30 petites villes de moins de 2000 habitants, 15 petites villes de plus de 2000 habitants et 7 villes moyennes pour 1 grande ville.
Sur la base de ces catégories démographiques, plusieurs historiens allemands ont ensuite retracé les grandes phases d’urbanisation médiévales du Saint Empire. Les « cités-mères » 34 , appelées à devenir les grandes villes de la fin du Moyen Âge, voient le jour avant 1150. De 1150 à 1250, apparaissent de grandes et moyennes villes de fondation, qui reproduisent souvent le modèle constitutionnel et spatial offert par les cités-mères. Les années 1250 à 1300 sont celles des petites villes, massivement développées au Sud-Ouest, en Hesse, en Franconie, en Saxe, en Thuringe et en Rhénanie inférieure. De 1300 à 1450 se multiplient les villes inférieures, les bourgades aux appellations changeantes, tantôt qualifiées dans les textes médiévaux de village (Dorf), de petite ville (Städtlein) ou de bourgade (Markt). Ces villes en miniature restent les créatures de seigneurs territoriaux qui en tiennent solidement les rênes.
Du fait même de leurs auteurs, de telles présentations globales du semis urbain médiéval et des phases d’urbanisation dans l’Empire constituent de simples pis-allers et des estimations grossières.
La pertinence des données démographiques pour les localités médiévales appelle des débats passionnés et intarissables. Les chiffres de population utilisés dérivent pour la plupart de l’exploitation de sources fiscales, souvent lacunaires, rarement comparables, à partir desquelles la transition du nombre de feux au nombre d’habitants comporte une large part d’incertitudes. La mouvance même des données démographiques au Moyen Âge compromet la validité d’un tableau urbain fondé sur le nombre d’habitants. Selon les effets différentiels de la peste, de la mortalité urbaine et de l’exode rural, le sort d’une même ville pouvait fortement évoluer en quelques années et modifier temporairement ou plus durablement les hiérarchies démographiques urbaines 35 . Au reste, en jaugeant les villes médiévales sur un chiffre absolu, que mesure-t-on vraiment ? La foule qui se presse dans une ville suffisait-elle à définir son importance aux yeux des hommes du temps ? Après tout, même aujourd’hui, le nombre d’habitants d’une localité n’est pas un indice invariant de son dynamisme politique ou économique.
Saisir le fait urbain par la démographie, c’est aussi butter d’entrée sur le problème des seuils, qu’il s’agisse de seuils d’urbanité ou de seuils de grandeur entre villes. Dans aucune société et à aucune époque n’a existé une loi intangible entre le nombre d’habitants et le seuil d’urbanité. Après d’âpres discussions entre médiévistes, la définition d’une petite ville par le seul nombre de feux a par exemple abouti à l’aporie, faute de sources démographiques assez fréquentes, mais aussi faute de continuité géographique et temporelle 36 . En tout état de cause, même affinés par un recours à tout un « faisceau de critères », les semis et les hiérarchies urbains distingués par l’historien ne coïncident pas toujours avec l’idée que les citadins médiévaux se faisaient de leur ville. Selon les seuils démographiques définis plus haut, seules quelques cités comme Strasbourg ou Nuremberg comptaient au XVe siècle parmi les métropoles de plus de 20 000 habitants. Nördlingen venait loin derrière avec ses 5 000 âmes. Le conseil municipal n’en soutenait pas moins à l’Empereur en 1485 que sa ville était à considérer comme l’une des villes principales (Hauptstädte) d’Allemagne (du Sud) et appartenait au groupe des 10 villes les plus importantes et puissantes, au même titre que Strasbourg, Cologne, Ratisbonne, Augsbourg, Francfort, Nuremberg, Constance, Bâle et Ulm.
Expression d’A. Haverkamp, « Die Mutterstädte der europäischen Zivilisation… » dans l’introduction de Friedrich Barbarossa, Handlungsspielräume und Wirkungsweisen der staufischen Kaisers, Sigmaringen, 1992, (Vorträge und Forschungen, 40), p. 14.
Cf. Bernard Chevalier, Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècle, Paris : Aubier Montaigne, 1982, chap. 1
Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Paris : Gallimard, 1990, Folio Essais, chapitre 2 : « Ville et population »
Jacques Le Goff, « Ordres mendiants et urbanisation dans la France médiévale », annales ESC (1970), p. 924-946
Cf. Jean-Pierre Poussou et Philippe Loupès (dir.), Les petites villes du Moyen Âge à nos jours, actes du colloque CESURB, Bordeaux, 25-26 octobre 1986, Paris : CNRS, 1987. Voir les débats et la synthèse finale : Bernard Chevalier, « Les petites villes à l’époque médiévale », p. 483-494. La démarche finalement adoptée collectivement consiste à considérer la petite ville comme un faisceau de critères (faiblesse démographique, appellations particulières, faible centralité, relations d’ampleur restreinte).