Christaller au secours des médiévistes

Plus récemment, quelques études de semis et de réseaux urbains régionaux ont effectué un retour explicite à la théorie des lieux centraux. Charles Higounet 39 a mené l’expérience en confrontant le modèle christallérien au réseau naissant de l’Aquitaine médiévale. En partant d’un lieu central, sa démarche consiste à repérer la présence de localités à des intervalles que Christaller avaient définis comme propices au développement de villes de différents rangs, soit un cercle de 36 kilomètres de rayon et un de 21 kilomètres. Avec quelques réserves et ajustements régionaux, le modèle s’avère probant.

« La plupart des petites villes, celles qui avaient entre 150-200 feux au XIVe siècle et qui ont prospéré, se sont nettement distribuées sur les cercles privilégiés de Christaller, c’est-à-dire à une journée ou à une demi-journée de marche aller-retour pour les utilisateurs de leur marché […]. Il ressort d’abord que les premiers lieux centraux ont été pour la plupart les cités… ou de vieux marchés antiques ou médiévaux. […]. Les zones de centralité médiévales mesurées suivant le modèle théorique s’avèrent en général avoir été jointives. Aux points de jonction se sont développés des lieux de marchés secondaires». ’

Le raisonnement de Christaller fournit également une clef d’explication pour la réussite ou l’échec de certaines fondations urbaines. Parmi les bastides implantées plus tardivement, seules réussirent les villes neuves qui prirent place dans les espaces laissés vacants entre les lieux centraux voisins.

En dépit des conclusions fructueuses de l’exemple périgourdin, l’emploi du modèle de Christaller pour caractériser un réseau urbain médiéval appelle plusieurs interrogations. Il suppose de définir au moins un lieu central de première importance autour duquel s’organisent des cercles de 36 km et 21 km de rayon. Or, comment définir cette « première importance » ? L’analyse court à tout moment le risque de porter en elle des jugements téléologiques, d’écrire une histoire guidée par les succès postérieurs sans tenir compte de l’éminente historicité des réseaux urbains.

Souvent, c’est le chercheur qui induit sa propre réponse en optant, inconsciemment, pour des critères d’ancienneté 40 ou des critères démographiques qui lui paraissent pertinents. Charles Higounet, avant de se lancer dans l’analyse régionale pose par exemple ce postulat de départ : « Périgueux, l’antique Vésone puis la cité déchue, est restée pendant tout le premier millénaire l’unique « lieu central » du Périgord ». Mais que faire en présence de plusieurs lieux centraux, comment définir les localités dont la centralité était la plus forte et dont il faudrait partir pour appliquer le modèle de Christaller ?

Dans l’espace franconien du premier tiers du XXe siècle, la validité de la théorie des lieux centraux sur le réseau urbain a été éprouvée par Walter Christaller lui-même. Le paysage urbain d’Allemagne du Sud était dominé dans les années 1930 par Munich, Francfort, Stuttgart et Nuremberg. Lieu central de première importance, Nuremberg présidait à un système urbain où Würzbourg comptait parmi les villes de rang immédiatement inférieur tandis que Bamberg se plaçait sur le cercle imparti aux  localités du rang suivant.

Mais que l’on revienne maintenant au Moyen Âge ! La civitas de Würzbourg est mentionnée pour la première fois entre 1000 et 1030 sur la base d’un castellum attesté au VIIIe siècle. Le développement de la ville de Bamberg survient à la même époque et accompagne la création de l’évêché de Bamberg en 1007. Nuremberg où la population s’est agglomérée au pied d’un château royal (droit de marché vers 1050) obtient à son tour le rang de civitas par privilège au XIIe siècle. Pour définir l’importance relative des trois agglomérations entre les XIe et XVIe siècles, le critère d’ancienneté n’offre donc guère de secours. Comment classer ces villes sans tout autre indice : sur un pied d’égalité ou sur trois niveaux différents comme à l’époque étudiée par Christaller ?

Beaucoup paraissent l’avoir oublié ; parallèlement à son modèle, Walter Christaller emploie un outil de mesure général qui lui permet d’évaluer la centralité de chaque lieu. Cette jauge de centralité consiste en un indice défini mathématiquement grâce aux connexions téléphoniques et au nombre d’habitants 41 . C’est finalement le croisement de cette donnée chiffrée avec les cercles théoriques qui lui donne les moyens de définir les lieux centraux de premier rang, puis de s’assurer du niveau effectif de chaque ville quand elle ne répond pas tout à fait au modèle.

En l’absence d’un indice de centralité à l’appui du schéma théorique de Christaller, toute interprétation risque d’être conditionnée par les attentes du chercheur ou par des données anachroniques. La centralité, pourtant vue par ses utilisateurs comme un moyen de résoudre les problèmes de définition des villes médiévales, achoppe donc à son tour sur la définition du lieu central de première importance.

« La méthode, si elle est féconde, nous aidera à comprendre les chances de succès ou d’insuccès qu’ont eu les fondations désordonnées de l’urbanisation médiévale, moins sûrement à découvrir comment se définissaient aux XIe et XIIe siècles les petites villes-marchés et en quoi les cités épiscopales considérées comme lieux centraux étaient fonctionnellement plus ‘grandes’ qu’elles » 42 . ’

Là réside sans doute la gêne des médiévistes à employer le schéma théorique des lieux centraux hors de la phase de formation des réseaux urbains régionaux 43 . Le choix des cités antiques ou des vieux marchés comme lieu central principal y apparaît, à tort, comme évident et justifié. Plus tardivement, face à de nouvelles fondations urbaines, au renversement éventuel des équilibres entre villes, la désignation des localités de première importance semble plus risquée. A juste titre, si l’on n’est pas parvenu à distinguer en toute certitude les lieux pourvus de la centralité la plus forte.

Jean-Luc Fray prend quant à lui le risque de sortir du Haut Moyen Âge pour tenter de saisir à l’échelle régionale de la Lorraine l’ensemble du réseau urbain d’une région jusqu’à l’essoufflement de l’urbanisation (An mil-1350) 44 . Laissant de côté le fameux modèle des lieux centraux, il garde, de l’œuvre de Walter Christaller, deux aspects que la tradition historique et géographique avaient jusque-là disjoints : l’étude d’un réseau urbain au moyen de critères centraux et la mise en perspective des relations de chaque ville avec son arrière-pays.

La démarche suivie consiste à inventorier les fonctions centrales de chaque localité. Les facteurs de centralité d’un lieu touchent en effet des domaines très variés, de diverses intensités et importances 45 . Pour en dresser la liste, Walter Christaller proposait en son temps de rechercher les institutions susceptibles d’alimenter la centralité. Si ces dernières ne façonnent pas elles-mêmes l’importance du lieu, elles peuvent témoigner de l’ampleur des échanges noués par la ville ou de son rayonnement. La présence d’un marché, le nombre de foires annuelles, leur durée fournissent ainsi des indices sur le développement de la fonction économique d’un lieu. Jean-Luc Fray reprend un tel principe de distinction des localités par des critères fonctionnels et part donc en quête des institutions témoignant d’une centralité politique et seigneuriale (herrschaftlich-politische Kriterien : palais royal, castrum, enceinte…), ecclésiale et culturelle (kultisch-kulturelle Kriterien : siège épiscopal, abbaye, prieurés…) ou économique (wirtschaftliche Kriterien : pont, marché, juifs…) 46 . S’y ajoutent un critère de continuité historique avec l’Antiquité et des « critères de perception de l’espace » 47 . Avec l’aide des dates d’apparition ou de mention de tels critères, un tableau des fonctions de chaque localité lorraine a pu être établi à des intervalles réguliers (tous les 50 ans à partir de l’an mil). La dernière étape consiste dans l’addition de ces données fonctionnelles.

Les résultats d’une telle entreprise sont multiples. Une cartographie des localités dotées d’au moins deux ou trois critères sur toute la période étudiée présente le semis des localités centrales lorraines, des petits bourgs aux grandes villes.

Pour un même lieu, le relevé effectué offre un regard sur une éventuelle évolution des fonctions centrales au fil du temps, comme la reconversion d’une ville du domaine économique au domaine administratif, facilement visualisable grâce à des graphiques polaires.

En comparant sur le long terme le nombre de critères de chaque secteur, ville à ville, apparaissent aussi des « rythmes différentiés de développement » et d’éventuelles interactions. Les succès, les échecs, les spécialités, les partages de compétences, les concurrences dans certains domaines entre villes sont ainsi révélés au grand jour.

Par « la totalisation des critères retenus », Jean-Luc Fray obtient enfin un « indicateur de l’importance relative – dans le temps et par rapport aux autres – de l’organisme considéré » et un classement des villes à quatre étages selon leur équipement et leur rayonnement 48 . Cartographiées, ces données mettent par exemple en évidence vers l’an Mil une quinzaine de localités centrales orientées selon des axes privilégiés et dominées par la très forte centralité de Metz.

Au final, le lecteur peut être séduit et convaincu par cet emploi des théories de Christaller dans la compréhension des interactions entre villes médiévales. Les effets réciproques que les localités exercèrent les unes sur les autres par leur développement respectif semblent manifestes. La présentation d’un réseau va ici de pair avec une dynamique spatiale et temporelle 49 . L’alliage entre les relations extérieures et la structure interne des villes médiévales semble réalisé et l’on peut dire avec Marcel Roncayolo que :

« c’est bien la fonction qui est la raison d’être de la ville. Par là, la ville paraît répondre à une nécessité qui la dépasse ; elle appartient à un ensemble ou un système et se définit par rapport à lui. Les fonctions urbaines distinguent la ville de la campagne, les villes entre elles. Structures internes et relations externes se trouvent ainsi attachées à un même concept : d’un côté les fonctions paraissent déterminer le contenu social, le mode de vie de la ville ; d’un autre côté elles délimitent des aires d’influence, expliquant la place de la ville dans l’organisation spatiale » 50 .’

Mieux que dans l’œuvre de Christaller elle-même, apparaît ici l’éminente historicité des réseaux urbains et une géométrie des lieux variable dans le temps. L’analyse de Jean-Luc Fray se définit alors comme une « tentative de classement hiérarchique (des villes) à plusieurs périodes du Moyen Âge ».

La démarche adoptée soulève cependant plusieurs interrogations. Tout y repose sur une addition des critères de centralité. Certaines données, qui relèvent conjointement de plusieurs types de centralité, posent dès lors des problèmes de comptage 51 . Au-delà de cette difficulté anecdotique, l’écueil semble plus sérieux. Dans la mesure où le nombre et la nature des institutions centrales évoluent entre le XIe et le XIVe siècle, il paraît erroné de comparer les villes dans l’espace et dans le temps avec un simple nombre absolu de critères centraux. Il faudrait pour le moins manier sur la longue durée un ratio entre le nombre de critères présentés par chaque ville à telle date et le nombre maximal de critères recensés à la même période.

L’addition des critères au sein de chaque fonction demande en outre une échelle de gradation, seul moyen de ne pas tenir pour équivalents un marché qui draine la population locale et celui qui attire des marchands de l’Europe tout entière ; de ne pas compter de façon similaire une dévotion à Saint Sébald, patron de Nuremberg, et les déplacements provoqués par les reliques impériales. Jean-Luc Fray en a pris acte en reprenant un modèle de classement hiérarchisé des critères fonctionnels proposé en 1974 par D. Denecke 52 . Il reste que l’on affecte ainsi d’un même coefficient des données aussi fondamentalement hétérogènes qu’une nécropole royale, une métropole ecclésiastique et un artisanat à rayonnement régional. Même affinée « en discernant des degrés hiérarchiques au sein de chaque critère », l’accumulation des critères fonctionnels répond à une pure logique mathématique. Or, rien ne prouve que la somme de ses fonctions fasse l’importance d’une ville. L’homogénéité et l’égalité des fonctions entre elles ne sont pas davantage attestées.

Au reste, Walter Christaller, après avoir suivi un temps la piste fonctionnelle, y renonce lui-même et arrive à un constat identique. Il faudrait pouvoir disposer d’une même mesure, non mathématique, pour jauger l’importance respective des critères économiques, sociaux ou culturels. 10 indices économiques pèsent-ils le même poids que 10 critères religieux, dans tous les lieux et à toute période ?

« Ajoutons que le classement des fonctions est lui-même sujet à des modifications. En période de croissance, certaines activités se banalisent alors que d’autres conservent ou acquièrent prestige et pouvoir d’organisation ou de discrimination » 53 . ’

Faute de connaître le regard porté sur chacune des fonctions urbaines au Moyen Âge, la méthode fonctionnelle adoptée par Jean-Luc Fray sert uniquement d’outil heuristique. Elle offre aux médiévistes des outils de comparaison des villes, moins statiques que la simple description de leurs structures internes et moins ponctuels que l’évocation du rayonnement économique ou politique d’une cité. Mais elle repose sur des principes qui ne sont pas plus admis aujourd’hui que jadis et en cela ne peut recouper qu’exceptionnellement la perception que les hommes du passé avaient d’un réseau urbain.

Au terme de ce parcours, l’enseignement de la « tradition historique » est tout à la fois décevant et stimulant. Dans les trente dernières années, l’approche des relations entre villes médiévales s’est dotée de concepts opératoires largement repris à la géographie. En arrière-plan implicite ou explicite figure dans la plupart des cas la théorie des lieux centraux de Walter Christaller. Cette dernière semble avoir été un outil essentiel et stimulant pour enfin penser les villes médiévales autrement que comme des monades et les voir désormais comme les éléments d’un système en interaction. Les villes médiévales, à l’instar des agglomérations contemporaines, formaient un réseau à la géométrie variable dans le temps et l’espace, largement modelé par les activités exercées dans chaque cité et leur rayonnement respectif. Cela étant dit, l’application stricte des travaux de Christaller au monde médiéval ne s’est pas encore soldée par une réussite sans nuages. L’étude des fonctions urbaines n’aboutit pas vraiment au réseau urbain tel que se le représentaient les hommes du temps. La confrontation du tableau urbain obtenu par addition des critères de centralité avec des témoignages médiévaux sur les villes reste stérile : elle donne bonne conscience plutôt qu’elle ne démontre 54 .

Pour être applicable, le modèle réticulaire des lieux centraux requiert pour sa part l’usage conjoint d’un instrument de mesure de la centralité qui puisse jouer le rôle que tinrent les centraux téléphoniques dans l’œuvre de Christaller. Cet outil de comparaison, valable pour chaque lieu central, reste à découvrir pour le Moyen Âge. Si tant est que les sources nous en donnent la liberté…

Notes
39.

Charles Higounet, « Centralité, petites villes et bastides dans l’Aquitaine médiévale », dans Jean-Pierre Poussou et Philippe Loupès (dir.), Les petites villes du Moyen Âge à nos jours, Paris : CNRS, 1987, p. 41-48. Les modernistes ont suivi des voies assez proches comme en témoignent les travaux de Philippe Guinet et de René Favier. Cf. Philippe Guinet, « Contribution à l’étude des réseaux urbains des Hainaut français et belge au XVIIIe siècle. Synchronismes et distorsions démographiques et fonctionnelles d’une aire de civilisation urbaine », Annales de démographie historique (1992), p. 269-300 ; René Favier, Les villes du Dauphiné aux XVII e et XVIII e siècles, Grenoble, 1993. 

Voir le bilan et les définitions proposés par J.L. Pinol dans son introduction à l’Atlas des villes de France. Cf. J.L. Pinol , Atlas historique des villes de France, Paris : Hachette, 1996

40.

Ce critère, qui paraît tout naturel aux historiens, est analysé par Jean-Luc Fray dans sa thèse d’habilitation, Essai d’application de la théorie de la centralité au cas de la Haute-Lorraine médiévale (début XI e , début XIV e siècles), Paris I / Panthéon-Sorbonne, 1997, ici p. 65 : « Séduisant au premier abord, ce système typologique a l’inconvénient de faire dépendre l’analyse de la ville médiévale d’une référence exclusive à l’Antiquité gréco-romaine et de juger du XIe siècle à l’aune du IIIe siècle. »

41.

Cf. Walter Christaller, op. cit. note 4.

Le choix des centraux téléphoniques comme marqueur de centralité doit être ramené au contexte des années 1930 et du réseau téléphonique naissant. La formule retenue par Christaller pour définir la centralité de tout lieu est : Centralité = Nombre de connexions téléphoniques du lieu central – nombre d’habitants du lieu x nombre de connexions du territoire (dépendant du même central téléphonique que le pôle) / nombre d’habitants du territoire

42.

Cette réflexion de Bernard Chevalier est tirée du bilan dressé lors du colloque de Bordeaux sur les petites villes, op. cit. note 35

43.

Cf. Charles Higounet, « Centralité, petites villes et bastides dans l’Aquitaine médiévale », dans op. cit. note 35, p. 41. « La théorie des lieux centraux, énoncée pour la première fois par l’Allemand Walter Christaller en 1933, a séduit bon nombre de géographes et d’économistes, récemment aussi quelques médiévistes allemands, mais elle n’a guère inspiré les travaux des historiens français. Il me paraît essentiel de rompre ce silence, en ce qui concerne du moins le haut Moyen-Âge, période initiale de la formation des réseaux urbains régionaux et d’un certain groupe de petites villes. »

44.

Cette présentation de la démarche de Jean-Luc Fray découle de la lecture de plusieurs de ses articles. Leur auteur m’a aimablement communiqué la première partie de sa thèse d’habilitation, encore peu diffusée. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié. Cf. Jean-Luc Fray, Essai d’application de la théorie de la centralité au cas de la Haute-Lorraine médiévale (début XI e , début XIV e siècles), Thèse d’habilitation de l’université de Paris I / Panthéon-Sorbonne sous la direction de Michel Parisse, 1997, 972 pages, ici volume 1 essentiellement consacré à la méthodologie p. 1-278. Le programme d’étude a été mené avec l’appui de l’université de Trêves. Il a permis le recensement et l’étude parallèle d’environ 300 localités sur l’ensemble des trois anciens diocèses lorrains et des zones limitrophes.

45.

La liste des fonctions de centralité varie selon les auteurs et les périodes étudiées. Walter Christaller distingue dans son œuvre des centralités de nature administrative, culturelle et religieuse, sanitaire, sociale, économique et sociale, commerciale et financière, industrielle et artisanale, et en matière de transports. Les travaux des historiens allemands sur la centralité ont conduit quant à eux à distinguer pour le Moyen Âge des centralités politique et administrative, judiciaire, militaire et seigneuriale, économique, démographique et sociale, cultuelle et religieuse et enfin culturelle. Cf. Emil Meynen (dir.), Zentralität als Problem…, op. cit. note 12 ; Eberhard Isenmann, Die deutsche Stadt im Spätmittelalter, op. cit. supra note 20, chap. 6.  

Plusieurs auteurs soulignent l’importance des fonctions centrales dans la définition de la ville ou d’un type de ville. Selon Edith Ennen, « la ville se distingue du village et aussi de l’agglomération non agricole à fonction unique en ceci qu’elle est un organisme de taille relativement importante, à l’habitat et au paysage monumental denses et structurés, dont la population est divisée professionnellement en spécialités et socialement en couches sociales différenciées. Cet organisme remplit des fonctions centrales pour toute une région dans les trois domaines politico-militaire, économique et cultuel-culturel ». Cf. Edith Ennen citée par Jean-Luc Fray, op. cit. note 44, p. 68. Chez les historiens français, la réticence à l’emploi de termes comme « fonctions centrales » ou « centralité » paraît plus grande, mais les constatations reviennent au même. Dans Jean-Pierre Poussou et Philippe Loupès (dir.), Les petites villes du Moyen Âge à nos jours, Paris : CNRS, 1987, Françoise Bériac exprime en d’autres termes le poids de la centralité dans l’analyse du fait urbain : « Ce qui m’a paru peut-être relativement plus homogène, ce n’est pas le seuil démographique, mais un seuil relationnel tel qu’on peut le mettre en valeur à travers le maniement de sources notariales […]. D’un côté nous avons de petites agglomérations qui ont des relations d’une dizaine de kilomètres et d’un autre côté, à une taille au-dessus, tout au moins pour la France méridionale, des agglomérations qui ont des horizons qui s’étendent à 20/30 km et qui ont des relations vraiment autonomes, plus diversifiées sur le plan urbain et commercial. Ce critère me semble plus efficace et plus significatif que le seuil démographique. »

46.

Cf. Jean-Luc Fray, op. cit. note 43, chap. II : Présentation, analyse et utilisation des critères de centralité, p. 78- 202. Un tel inventaire des critères qui appellent des relations de centralité réclame la prise en compte des évolutions affectant ces institutions entre le XIe et le XIVe siècle. Certains critères ne se développent que tardivement, comme les sièges de tabellionages par exemple.

47.

Jean-Luc Fray a pour cela relevé des particules toponymiques qui attestent d’une dépendance entre deux lieux (« les », « devant », « près », « sous »), les circonscriptions administratives dénommées au Moyen Âge par le biais d’une localité de leur ressort, des délimitations géographiques par référence à certaines localités, et des déplacements obligatoires imposés à certains tenanciers. Voir op. cit. supra, note 44, p. 175-188.

48.

Il s’agit des bourgades dotées dès l’an mil de 3 ou 4 critères, de petites villes de 5 à 7 critères, des cités épiscopales entre 10 et 15 critères et des métropoles avec plus de 20 critères. Mais cette typologie appelle des exceptions. Cf. Jean-Luc Fray, « Metz et les villes entre Meuse et Rhin au XIe siècle. Aux origines d’un réseau urbain », dans Jörg Jarnut et Peter Johanek (éd.), Die Frühgeschichte der europäischen Stadt im 11. Jahrhundert, Cologne-Weimar-Vienne : Böhlau, 1998, (Städteforschung reihe A, vol.43 ), p. 157-168

49.

Cette nécessité n’est pas toujours réalisée. Ainsi Jean-Pierre Leguay présente le réseau des villes du duché de Bretagne aux XIVe et XVe siècles de façon tout à fait statique, sans envisager d’éventuelles interdépendances. L’entreprise se borne à dresser une liste et une carte des villes pour décrire ensuite une à une leurs caractéristiques et leur évolution. Cf. Jean-Pierre Leguay, Un réseau urbain au Moyen Âge : les villes du duché de Bretagne aux XIV e et XV e siècles, Paris : Maloine éd., 1981, 406 p.

50.

Cf. Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Paris : Gallimard, 1990, (Folio Essais), chapitre 3

51.

Par exemple, où classer et comptabiliser les juifs qui contribuaient dans les villes médiévales aussi bien à la centralité politique qu’à la centralité économique ou religieuse ? Cette nuance est apportée par Jean-Luc Fray lui-même dans, « Petites villes et bourgs castraux dans l’espace lorrain. Quelques réflexions de géographie historique d’après les sources écrites (XIe-XIVe siècles) », dans Michel Bur (dir.), Aux origines du second réseau urbain. Les peuplements castraux dans les Pays de l’Entre-Deux, Actes du colloque de Nancy 1-3 octobre 1992, Nancy, 1993.

52.

Cf. D. Denecke, « Der geographische Stadtbegriff und die räumlich-geographische Betrachtungsweise bei Siedlungstypen mit zentraler Bedeutung », dans H. Jankuhn, W. Schlesinger et H. Steuer, Vor- und Frühformen der europäischen Stadt im Mittelalter, Göttingen, 1974, (Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, 83), tome 1, p. 33-55. Le modèle proposé a été adapté par Jean-Luc Fray et figure p. 198 de sa thèse d’habilitation, op. cit. note 43.

53.

Remarque empruntée à Marcel Roncayolo dont le chapitre sur les fonctions de la ville fournit de saines interrogations. Cf. Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Paris : Gallimard, 1990, Folio Essais, chap. 3

54.

Cf. Jean-Luc Fray, « Metz et les villes entre Meuse et Rhin au XIe siècle. Aux origines d’un réseau urbain », dans Peter Johanek et Jörg Jarnut (éd.), Die Frühgeschichte der europäischen Stadt im 11. Jahrhundert, Cologne : Böhlau, 1998, p. 157-168. Après avoir défini le réseau urbain lorrain du XIe siècle, Jean-Luc Fray le confronte au témoignage de Sigebert de Gembloux qui évoque une vingtaine de localités autour de Metz. L’œuvre littéraire laisse percevoir une perception de l’espace fondée sur la position centrale de Metz. Mais n’est-ce pas le propre de tout éloge urbain de placer la ville décrite au centre ? Cf. Laurence Buchholzer, Une ville et ses représentations. Nuremberg 1420-1540, Mémoire de maîtrise, Université de Paris 1 – compte-rendu dans le Bulletin de la Mission Historique Française en Allemagne n°26/27 (1993), p. 15-19