Précieux notaires

Les communications du 120e congrès national des sociétés historiques et scientifiques fournissent en pointillés un dernier état de la question sous l’intitulé général « La ville et son espace : réseaux urbains » 55 . Une acception large des « réseaux urbains » permet de faire cohabiter, dans cet ouvrage, la ville et son territoire de rayonnement avec le réseau urbain au sens strict. Les contributions, fidèles à la tradition géographique, s’efforcent de saisir tout à la fois les aires d’influence économique, foncière, commerciale, financière, démographique et administrative pour figurer, à l’arrivée, les relations entre la ville et son territoire par superposition des diverses centralités 56 . L’attention portée à la géographie physique et aux axes de transport permet de mettre en exergue des systèmes auréolaires parfois dotés de tunnels d’attraction le long des voies de communication 57 .

Pour peu que l’on prête un peu attention à leurs fondements, ces études de réseaux urbains marquent le triomphe d’une source : les registres notariaux 58 . Pour tous les médiévistes français, ils semblent presque devenus indispensables dans l’étude de la centralité et des réseaux urbains. Généralement bien conservés et connus, présents dans de nombreuses villes du Sud de la France, les actes notariaux ouvrent au chercheur, au travers d’un seul type de document, des perspectives sur plusieurs formes de rayonnement urbain. À ce titre, ils peuvent même servir d’instrument de mesure et de comparaison entre lieux centraux. Franck Brechon 59 mène par exemple l’expérience de façon convaincante afin de retrouver le réseau urbain médiéval en Cévennes et Vivarais. La répartition des types d’actes, la distance qui sépare la résidence du client et le lieu de rédaction semblent en effet répondre dans ce cas à un modèle rural (sur la base de 960 actes dans des paroisses assurément rurales) et à un modèle urbain (d’après les actes de quatre villes à l’urbanité incontestée). La confrontation des courbes-types obtenues avec les données notariales issues de plusieurs localités indique ensuite celles qui présentent des caractères plus urbains que ruraux.

Loin de s’en tenir là, les sources notariales volent même au secours du critère d’urbanisation offert par les ordres mendiants. Elles en confirment la validité en le recoupant. Elles l’affinent en montrant que les villes à couvent mendiant étendaient leur influence plus loin que toutes les autres (30 km) et que leur espacement correspondait au rayon d’action de telles localités. Cumulées aux critères économiques et mendiants, les données notariales se posent ainsi non seulement en marqueurs de l’urbanité, mais encore en outils de différenciation entre les villes.

Même si les notaires sont fort précieux dans la connaissance des lieux centraux et des réseaux urbains médiévaux, la méthode employée comporte quelques postulats réfutables 60 . Les actes notariés fournissent expérimentalement à l’observateur un panel d’habitants aux comportements décryptables. Leurs attitudes matrimoniales, leurs transactions foncières, leurs déplacements et leurs affaires commerciales définissent un comportement-type, censé manifester les aires d’influence urbaines. Les méthodes des médiévistes rejoignent en cela celles des géographes et historiens du contemporain quand ils étudient par exemple les migrations pendulaires des populations.

« Est-ce pour autant clair et indiscutable ? Peut-on d’abord identifier fonctions et activités de la ville, à plus forte raison fonctions et activités des habitants ? […] Peut-on enfin confondre activités et usages de l’espace ? » 61 .’

Le passage du comportement spatial et social des hommes à la centralité d’une ville est un postulat fragile. Il l’est encore à plus fort titre pour le Moyen Âge et il faut déjà pouvoir s’assurer que les sources notariales saisissent un nombre de conduites typiques de tout un bassin de population. Ne nie-t-on pas, au nom du même principe, la représentativité des grands marchands dans la centralité de leur ville ? 62

Notes
55.

Cf. Noël Coulet et Olivier Guyotjeannin (dir.), La ville au Moyen Âge, tome 1 : Ville et espace, Paris : éd. du CTHS, 1998, (120e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, 1995, Aix-en-Provence)

56.

Dans Noël Coulet et Olivier Guyotjeannin (dir.), La ville au Moyen Âge, tome 1 : Ville et espace, Paris : éd. du CTHS, 1998, voir en particulier Michel Bochaca, « L’aire d’influence et l’espace de relations économiques de Bordeaux vers 1475 », p. 279-292 ; Christine Barnel, « Une ville provençale et sa campagne au XIVe siècle : Toulon, les notaires et leur clientèle », p. 233-246 ; Fabrice Mouthon, « Villes et organisation de l’espace en Bordelais à la fin du Moyen Âge : le rôle des villes secondaires (vers 1475 – vers 1525) », p. 293-312

57.

Cf. Michel Bochaca, dans Noël Coulet et Olivier Guyotjeannin (dir.), La ville au Moyen Âge, tome 1 : Ville et espace, Paris : éd. du CTHS, 1998. Voir le schéma joint à l’article. Un tel modèle combine un principe d’organisation de l’espace « selon la portée des biens et services » et selon le « principe des transports » (Christaller).

58.

Cf. Paul Delsalle (dir.), La recherche historique en archives du Moyen Âge, Paris : Ophrys, 1995, chap. 14 et 20 où figurent des bibliographies complémentaires sur ce thème. Voir aussi Franck Brechon, « Pratique et activité notariale au début du XVe siècle, l’exemple de trois notaires du Bas-Vivarais de 1400 à 1430 », Cahiers d’histoire 38 (1993), p. 3-23 et J.-M. Minovez, « La centralité des villes du Volvestre à travers l’étude de l’activité notariale dans la première moitié du XIXe siècle », dans Problèmes et méthodes d’analyse historique de l’activité notariale, XV e -XIX e siècle, Toulouse, 1991,  p. 238-258. L’un des premiers à avoir recouru aux notaires pour déterminer des réseaux urbains est Bernard Chevalier, dans Les réseaux urbains dans le centre-ouest atlantique de l’Antiquité à nos jours, Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, Poitiers, 1995, p. 109-126. Voir aussi Denis Menjot, « La urbanizacion fronteriza en la Corona de Castilla en la Edad Media : primeros enfoques », dans Estudios de frontera. Actividad y vida en la Frontera, 1998, p.565-583

59.

Cf. Franck Brechon, « Le réseau urbain en Cévennes et Vivarais », dans Noël Coulet et Olivier Guyotjeannin (dir.), La ville au Moyen Âge, tome 1 : Ville et espace, Paris, 1998, p. 265-277

60.

Christine Barnel considère par exemple que l’activité des notaires urbains est symptomatique des fonctions administratives de la ville. Mais peut-on vraiment croire que l’activité des notaires traduit le niveau administratif d’une localité ?

Cf. Christine Barnel, op. cit. note 55. « La ville remplit donc une fonction administrative qui lui permet de jouer un rôle sur son espace régional : elle draine vers elle tous ceux qui désirent engager des procédures juridiques et qui ont besoin, pour cela, d’être représentés par des professionnels compétents ».

61.

Cf. Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Paris :Gallimard, 1990, p. 52-53

62.

Voir sur ce point Franz Irsigler, « Stadt und Umland im spätmittelalter : zur zentralitätsfördernden Kraft von Fernhandel und Exportgewerbe », dans Emil Meynen (éd.), Zentralität alsProblem der mittelalterlichen Stadtgeschichtsforschung, Cologne : Böhlau, 1979, (Städteforschung, Reihe A, vol. 8), p. 1-13 : « Mais peut-on utiliser la zone d’attraction d’une foire pour déterminer le secteur économique en termes de lieux centraux ? Cologne, Nuremberg et Strasbourg, qui représentent ensemble au XVe siècle près des 2/3 des visiteurs aux foires de Francfort appartiennent-elles à l’espace économique de Francfort ? On doit répondre à cette question par la négative. »

Le comportement des grands marchands est ainsi considéré comme un indicateur de leurs seuls cercles d’activité commerciale. Le lointain commerce contribue cependant de manière indirecte au développement du rayonnement économique urbain en stimulant l’industrie locale et le Verlagssystem. On n’admet pas dans ce domaine de passerelle directe entre l’activité économique du marchand et la centralité de sa ville. « On ne peut plus parler dans ce cas d’Umland, d’Hinterland ou de secteur d’influence » (Eberhard Isenmann). Cf. Eberhard Isenmann, Die deutsche Stadt im Spätmittelaler, Stuttgart : Ulmer, 1988, p. 231-244